La réification amoureuse

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Toutes les marchandises sont des non-valeurs d’usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d’usage pour ceux qui ne les possèdent pas.

— Karl Marx, Le Capital

Certains voyaient dans l’importance que les surréalistes accordaient à l’amour un penchant bourgeois et réactionnaire. Cette critique était légitime à une époque où l’amour dans sa forme dominante n’était pas absolument marchand, davantage à la portée de tous, et où par conséquent le fait d’aimer n’impliquait rien d’immédiatement révolutionnaire. Autres temps, autres moeurs.

Tout au contraire de cette disparition contemporaine de l’amour, l’acte surréaliste le plus simple, celui qui consiste – selon le second manifeste de Breton – à tirer au hasard dans la foule, est devenue monnaie courante. Il ne se passe pas une journée sans qu’un surréaliste tardif ne passe à l’acte, sans que quelqu’un ne joue son rejet du monde dans une fusillade. Les actes « révolutionnaires » sans objet se multiplient, sans autre résultat que d’alimenter la contre-révolution, qui brandit l’image d’une violence aveugle comme seule révolte possible. Tout cela demeure inexplicable si l’on ne voit pas qu’il y a à la racine de ces tueries un refus justifié de notre société pourrissante. On ne comprend rien à ce qui semble être de simples explosions insensées si l’on n’y voit pas le produit direct, négatif, spontané de cette même société, instrumentalisé à des fins contre-révolutionnaires. Le terrorisme est la manipulation politique des passions révolutionnaires, qui aboutit à leur purgation violente : massacre des acteurs gênants, qui auraient pu devenir autrement plus dangereux pour l’ordre existant s’ils avaient pris un autre chemin, et catharsis pour le spectateur, à qui l’on fait passer le goût de tout recours à la révolte violente en lui laissant croire qu’elle aboutirait nécessairement à autant de sang et d’absurdité.

Si cet acte surréaliste primaire connaît tant d’adeptes, c’est parce que la domination de l’économie sur la vie a atteint depuis longtemps déjà des degrés insupportables. Beaucoup le ressentent sans pouvoir l’expliquer. Le temps où seule la force de travail apparaissait au travailleur comme une marchandise lui appartenant est révolu. C’est désormais l’intégralité de sa vie éparpillée en autant d’activités partielles qui lui apparaît comme une chose, obéissant à un système de lois propres, étrangères à sa conscience et à ses désirs, qu’il doit suivre comme une ombre pour ne pas mourir de faim, se condamner à la solitude, être exclu de toute société humaine. Le travailleur ne doit pas seulement se vendre à celui qui possède les moyens de son emploi. S’il veut survivre il doit, par exemple, se vendre à celui qui possède les moyens de ses rencontres. Par là, il espère s’extraire de la solitude, de la séparation induite par le capitalisme lui-même. Il se produira donc comme marchandise sur une interface prévue à cet effet, site de rencontre, application ou autres, qu’un capitaliste détient et qui tirera profit de l’activité de ce nouveau type d’employé, par la vente de ses données et le cas échéant, l’argent de son inscription.

L’accumulation primitive se poursuit sur un autre terrain. Il a d’abord fallu briser les liens communautaires, séparer les individus par l’urbanisme, faire de la rue un désert, étendre l’anonymat du travailleur libre à toute la vie sociale, bref, organiser la misère, la fin de ce qui était immédiat et gratuit pour y introduire la marchandise et sa logique, jusque dans les rencontres de nos nouveaux prolétaires. Aujourd’hui, l’individu n’a plus les moyens de sa sociabilité, de ses amours et de ses amitiés. Ainsi l’amour, l’intérêt qu’il est capable de porter à un autre, prend la forme d’une marchandise lui appartenant, d’une chose plus dépendante des lois du marché que de sa volonté propre. Les rencontres d’aujourd’hui, et particulièrement cet amour réinventé dans un sens si peu moderne, ne sont qu’un exemple parmi d’autres de cette nouvelle condition. Mais cet exemple est parlant parce qu’il était le dernier rempart du romantisme bourgeois, de sa soif « d’idéal ». L’amour, forme suprême d’un rapport entre sujets, prend lui aussi la forme d’un rapport de choses. Ce qui ne va pas sans faire subir quelques malheurs à nos prolétaires de l’amour.

Nos employés doivent, pour exister, d’abord se produire sur le marché. C’est le réseau qui est désormais le lieu abstrait de toutes les transactions ; il s’agit de se mettre en scène comme produit sur l’interface adéquate. Ils sont contraints d’organiser leur propre publicité mensongère, en arrangeant l’éclairage de leurs photographies, en se montrant sous un jour aussi désirable que possible. Ce faisant, ils se rangent (sans parfois le savoir) parmi un étalage de produits semblables, qui sont autant de concurrents invisibles, qu’ils ne côtoient pas. C’est comme image, comme abstraction pleine de promesses que ces séducteurs d’un nouveau genre doivent apparaître.

Nos soupirants sous vide seront d’autant plus appréciés qu’ils correspondront aux « personnalités » du cinéma ou de tout autre spectacle, qu’ils se présenteront comme leur version dégradée et quotidienne. Ces rôles que chacun parodie étaient déjà présents avant l’irruption de l’informatique, mais ils acquièrent avec les nouvelles technologies une consistance technique inédite. Les profils, ces vitrines de l’être, leur confèrent une objectivité nouvelle. Chacun s’y fond donc en espérant trouver preneur. Cette recherche amoureuse est essentiellement celle d’un équivalent marchand : l’autre doit correspondre à des critères précis, conditionnés par le mode de production et l’image qu’il se donne. On s’évalue d’abord (et la flambée actuelle des auto-portraits n’est rien de plus qu’un contrôle permanent de son image, une vérification maladive de sa propre conformité aux canons), on s’attribue une place dans la hiérarchie des rôles. Puis ce que l’on croit être l’expression d’une sensibilité, d’une préférence ou d’un goût est en fait la stricte application de standards de production intériorisés, à retrouver en égale quantité chez l’autre, pour que la transaction puisse avoir lieu. Les bons comptes font les bons amis. Admirable logique de l’identité. Chacun est un miroir par lequel l’autre évalue sa place dans la hiérarchie des produits.

Les rencontres informatiques se font sans déplacement, par simple échange de signaux. Il s’agit d’ailleurs davantage de la planification d’une rencontre que d’une rencontre à proprement parler, puisque aucune des parties n’est en présence de l’autre. Cette absence de mouvement réel est souvent présenté comme une suppression de l’espace, de la distance entre les êtres ; mais c’est aussi et surtout une suppression du temps, puisque aucun événement n’a permis la rencontre. Aucun rapprochement de l’un vers l’autre, inscrit dans une durée, n’a eu lieu. Il n’y a plus qu’une réponse identique à un programme, suivi d’un entretien d’embauche.

La suppression de l’événement fait place à une planification, une projection sur la base d’un calcul, proche en tous points de la spéculation boursière. L’espace aplani de l’écran voit défiler rapidement les candidats, chaque nouvelle image chassant la précédente, avec cette absence de perspective, de profondeur et de hiérarchie qui caractérise la vision schizophrène. Les échanges entre personnes sont facilement réversibles, puisqu’ils sont privés de tout engagement matériel de soi. Ils sont à la fois déclenchés et contemplés à une distance infinie, provoqués à distance. Il y avait des histoires d’amour, il y a désormais des amours sans histoire.

Cette réversibilité extrême, cette possibilité technique de l’investissement simultané (rien n’empêche notre prolétaire de solliciter plusieurs offres d’emploi), donne à la recherche de l’autre la mobilité et l’ubiquité de l’investissement financier. Cette possibilité nouvelle permet la multiplication des placements amoureux, qui n’engagent à rien et peuvent rapporter beaucoup. Ce qui entraîne logiquement la domination de la quantité sur la qualité.

Un tel commerce amoureux aboutit à trois types de résultat : soit l’on se surclasse, on trouve mieux que soi, si l’autre est une marchandise plus prisée que nous-mêmes, et l’on fait une affaire. Soit l’on se déclasse, on admet un compromis esclavagiste avec une marchandise moins haute que soi, que l’on va par conséquent soumettre et faire travailler en vue d’obtenir des satisfactions subalternes. C’est une autre manière de faire fructifier l’investissement : l’autre devient un outil pour qu’on ne soit pas trop lésé dans la transaction. Cela marche d’autant mieux que l’esclave est persuadé de se surclasser dans la relation, d’avoir le privilège d’être admis auprès d’un produit supérieur qui deviendra son maître. Le maître, quant à lui, jouit d’être adoré de loin et sans retour, comme une image. Soit enfin, la balance est à l’équilibre, l’équivalent est trouvé, et le commerce comme vol réciproque (le mot est du jeune Marx) trouve sa plus belle manifestation. Chacun est persuadé d’avoir trompé l’autre, d’avoir tiré la situation à son avantage, ce qui offre au couple une certaine stabilité dans le calcul. Chaque partie trouve que l’autre rejaillit positivement sur son propre rôle. L’investissement a accomplit sa part de plus-value, le capital de chacun s’est accru dans l’opération.

Cependant, ces relations sont toujours fragiles, parce qu’accepter les avances de quelqu’un est considéré comme un aveu de faiblesse. Cela recrée du déséquilibre. Le simple fait de répondre à l’autre éloigne la personne désirée de l’image de la beauté, de l’amour sans réponse du spectateur qui est la base de cette nouvelle éducation sentimentale. D’où la nécessité de recréer en permanence la distance, l’inaccessibilité qui s’est perdue dans l’échange, même quand la balance était à l’équilibre.

Ces rapports sont à l’image du plaisir que procure n’importe quelle marchandise. Au mieux, il y a d’abord un vif enthousiasme vis-à-vis de l’image publicitaire du produit qui se prolonge encore, qui enrobe et recouvre quelque temps sa présence. S’en suit une déception inévitable devant la réalité de la chose, qui déborde nécessairement, en sa qualité d’être, son apparence marchande. Un pic de plaisir fait place à une lassitude plus ou moins rapide, qui exige un remplacement. Le cycle de la marchandise peut s’entretenir grâce à cette misère. C’est l’autre en tant qu’il échappe à nos projections que l’on s’acharne à supprimer. C’est la contradiction vivante qu’il nous oppose qui, au lieu d’être le support d’un débordement, est perçue toujours plus comme une marge d’erreur, face à nos projections et à un processus calculé d’avance.

Sans l’expérience de cette contradiction, aucune relation n’est possible. Si l’on n’accepte pas d’être déconcerté par l’existence de l’autre, et de vivre ce débordement comme la preuve d’une supériorité de la réalité sur l’abstraction de nos projets, rien ne peut avoir lieu. Aucun nouvel ensemble, porté par le jeu dynamique de deux personnes prises dans une affirmation commune, ne peut se constituer. On ne dit pas de deux produits qu’ils se rencontrent seulement qu’ils sont en concurrence et dans le commerce.

Cette impossibilité du lien, cette réduction de soi et de l’autre à de simples choses, prises dans un processus rationalisé, est combattue d’une façon singulière par les tueurs de campus, les terroristes et autres adeptes de fusillades. Nos surréalistes en retard réagissent à la dépossession, à l’absence d’emprise sur la réalité et les autres par son extrême inverse : ils déploient une toute-puissance illusoire pour mettre fin à l’étrangeté du monde et à leur séparation. Nos aliénés tentent d’écraser l’autre, de le dominer absolument non par le calcul, mais par la mise à mort. Ce n’est qu’une manière plus violente de ne pas éprouver la contradiction vivante que cet autre nous oppose. À défaut d’éprouver le monde, ils cherchent à le détruire et à défaut de détruire le monde, ils en massacrent ce qu’ils peuvent et s’emportent du même coup.

En tuant ainsi en masse, ces prétendus ennemis de la société font littéralement des personnes des objets (voire des images et des chiffres tout prêts pour les informations) ils éclairent de façon plus intense le mouvement abstrait, général et quotidien, dont ils ne sont que l’aboutissement logique. Nos tueurs montrent la vérité du processus capitaliste en cours, la logique de mort à l’œuvre partout. Chez eux, cette logique abstraite change simplement d’objet ; elle passe d’une production mortifère de la vie à une production directe de mort. Ils révèlent la réification par une crise surréificationnelle. Voilà le sens qu’avait déjà à l’époque cet « acte surréaliste le plus simple ».

Quelles que soient les justifications idéologiques, ce terrorisme n’est que le dernier degré du fétichisme marchand. Contrairement à ce que l’on a pu lire dans le bulletin d’une secte révolutionnaire à la mode, une telle révolte n’est jamais une attaque contre le spectacle, mais la manifestation la plus extrême d’une révolte spectaculaire. Ici encore, il s’agit de se fondre dans un rôle, de trouver sa place (même en mal) dans l’image que cette société se donne. Ce rôle paradoxal est celui de l’ennemi autorisé ; mais c’est encore être sur scène.

Ces meurtres sont tout l’opposé d’une évidence, d’une rencontre déjouant tout calcul, dont l’intensité subversive donne la mesure de ce que l’on peut attendre de la vie. L’époque nous oblige à corriger la formule de Breton : désormais, l’expérience de l’amour est l’acte révolutionnaire le plus simple qu’il est donné de faire.