Il n’y a plus que des reflets dans ces bois repeuplés d’animaux absurdes, de plantes connues.
— André Breton & Philippe Soupault,
Les Champs Magnétiques
La maladie mentale fonctionne comme un miroir de l’époque particulière qui l’engendre. Chaque civilisation ne fait pas que créer ses fous. Elle soutient cette folie selon ses intérêts, de manière plus ou moins évidente. La réalité, plus ou moins menaçante, plus ou moins satisfaisante, provoque le besoin d’un refuge. Si la maladie mentale en est un, aujourd’hui cette fuite de la réalité prend des formes tout à fait élaborées qui cachent leur caractère pathologique en se généralisant.
La société cybernétique induit des fonctionnements névrotiques, et s’en sert pour mieux dominer la vie quotidienne. Nous trouvons refuge dans la maladie mentale pour les mêmes raisons que nous trouvons refuge dans l’aliénation capitaliste. La réalité devient si pénible qu’il nous faut la transformer ; et tant que nous n’opérons pas réellement – et collectivement – ce changement, nous en délirons individuellement la sortie.
Freud a décrit comment cela se met en place chez les sujets névrotiques. Le spectacle aujourd’hui reprend ces fonctionnements malades pour en faire le cas général : les outils du monde cybernétique rendent la réalité « tolérable » tout en la préservant du moindre changement authentique.
Les réseaux sociaux sont un de ces outils. À travers le motif d’un double existant derrière l’écran – le profil (dont le nom indique bien l’absence de profondeur, le côté plat et superficiel d’un masque inanimé), ils nous permettent de réaménager notre existence en toute sécurité. Cette création du dédoublement nous ramène à une phase de la vie psychique antérieure, celle de la toute petite enfance. Freud nous dit que la figure du double est nécessaire à cette époque d’amour complet envers soi. Le double permet au nourrisson et ensuite à l’enfant de se voir d’abord comme autre, afin de pouvoir se rendre compte de l’existence du monde, d’une véritable altérité. Il passe par cette projection de lui-même pour avoir accès, par la suite, aux autres. Cette phase permet donc une prise de conscience du monde en tant qu’objet extérieur, ainsi qu’une conscience de soi, en tant que sujet indépendant. Mais une fois cette phase dépassée, le semblable fabriqué devient une figure menaçante, qui rappelle la mort ; on se voit exister comme un autre, et puisqu’on ne peut vivre que la mort des autres, et jamais la sienne, on se rend compte en tant qu’autre qu’on peut mourir.
Nos profils sur les réseaux sociaux conservent quelque chose du narcissisme primaire : il s’agit de revenir au stade de formation d’un moi idéal. Nous choisissons soigneusement les images qui doivent nous représenter, en supprimant tout ce qui contredit cette représentation désirée. Nous racontons notre histoire officielle. Nous apparaissons et disparaissons de nos échanges au gré de notre volonté, sans devoir rendre de comptes à personne. A la différence d’un échange réel, ne pas répondre devient socialement acceptable. Face à quelqu’un à qui l’on poserait une question, le seul cas où l’on n’aurait pas de réponse, c’est en face d’un individu autiste, psychotique ou au mieux, très impoli. Mais dans le cas des échanges cybernétiques, ignorer et ne pas répondre, alors même qu’une question a été posée, est une réalité toute à fait commune, un comportement psychopathologique devenu banal. Dans l’absence d’une obligation de répondre, nous réglons nos apparitions, tels des dieux. Nous n’existons qu’à travers une autosuffisance où toute conversation, rencontre ou commentaire revient au fond à nous-mêmes et est là pour soutenir notre histoire personnelle inventée.
Freud avance l’idée que nous conservons tous des restes d’activité psychique animiste, où l’on dote de vie des objets et où l’on fabrique des fantômes, qui nous rassurent en retour, contre la disparition et au fond contre la mort. Ces fantômes peuvent prendre des formes diverses, selon la culture, selon l’époque. Du culte et de la religion, jusqu’à la création-suppression réversible de tout profil, de tout compte etc., ces fantômes conservent un trait en commun : la prétention à une vie éternelle. Il s’agit de voir dans l’informatique une pratique magique, avec ce que cette magie comporte d’infantile mais aussi de névrosé dans l’exagération de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle. Cette caractéristique, essentielle pour le fonctionnement névrotique, se trouve assistée techniquement par les outils informatiques ; il s’agit d’une toute-puissance des pensées, devenues images. À travers ce mécanisme, en jeu principalement dans la névrose obsessionnelle, la pensée, investie par une érotisation (autrement dit par une énergie libidinale), est considérée tellement puissante qu’elle pourrait avoir une emprise sur le monde extérieur. Le moi de l’individu est doté d’un tel pouvoir de possibilités infinies, que la réalité extérieure demeure presque sans importance. Dans la magie, ainsi que dans la toute-puissance des pensées, se trouve au fond cette idée de pouvoir nier la nature, le monde et cela reviendra surtout à nier l’autre, pour le transformer en une sorte de marionnette placée au service d’une mise en scène psychique déjà décidée.
Le sujet cybernétique ressemble à ce moi glorifié : obsédé par la possibilité de contrôle virtuel donc symbolique (une fois dépossédé de sa vie réelle), il fabrique un monde d’images où les pensées dominent les faits réellement vécus, de telle sorte qu’en face du mur d’une personne, nous regardons davantage son monde imaginé que sa vie réelle, qui fut rejetée car considérée comme trop banale, voire comme presque manquée. Ce qu’il y a de vraiment problématique dans ce genre de fonctionnement, c’est qu’il se trouve derrière, comme chez les névrosés, la croyance qu’il suffirait de penser une chose pour qu’elle se réalise. Ce qui est intensément pensé et affectivement représenté prend plus d’importance que ce qui existe objectivement, ou que ce qui a effectivement été. Il s’agit là encore d’une attitude pathologique devenue banale.
Cela revient à dire que le fonctionnement des réseaux sociaux ressemble à la logique du narcissisme primaire du nourrisson, mais au lieu de dépasser cette phase pour rencontrer l’autre, le sujet cybernétique régresse dans un narcissisme figé. La figure du double ne se trouve pas résolue. Elle ne permet pas de prendre conscience de l’existence de l’autre. Elle le nie. Mais qu’advient-t-il à un monde composé de tous ces reflets solitaires ? Les individus, pris dans un fonctionnement psychopathologique, restent peut-être socialement sains. Pourtant cela pose le problème au niveau global : notre logique en tant que fantômes informatiques est une logique sociale malade.
Prisonniers d’un univers où rien ne vit ni meurt vraiment, où l’autre ne sert que de récipient pour une histoire individuelle projetée à l’extérieur, nous devenons les sujets idéaux du totalitarisme marchand et de ceux qui le représentent : ils règlent nos vies à la manière dont nous réglons nos profils. Ils nous jettent hors de l’histoire comme nous rejetons une anecdote désagréable. Ils décident de tout, fabriquent un monde qui leur convient, puisqu’à la fin, il n’y a rien à craindre d’une image. Nous reproduisons cette logique en aménageant illusoirement notre existence, pensant fuir une réalité plus terrible. En vérité, nous réglons la vie de nos reflets. Et en même temps, nous nous transformons en fantômes.
Mais pourtant. Des malades mentaux aux usagers quotidiens des réseaux, une réelle satisfaction reste inaccessible. Car aucun réaménagement subjectif de la réalité, même quand cela comporte un refus total de celle-ci, comme dans le cas des psychoses, ne peut être tout à fait réussi. Tant que cette réalité n’est pas effectivement changée, elle reviendra toujours, comme symptôme ou comme aliénation, au fond, comme solitude. Je suis ce que j’oublie. Mais il ne faut pas oublier de vivre.