Thèses sur l’informa­tique

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I

  1. L’informatique est le moyen technique par lequel le capitalisme tente de résoudre ses contradictions internes, selon ses propres termes.

  2. L’informatique prouve que la négation du capitalisme par le socialisme n’avait rien d’inévitable. En même temps, elle confirme la nécessité d’une négation, dont l’issue incertaine est soumise aux éventualités du jeu historique, c’est-à-dire à la lutte en cours.

  3. Cette critique en actes du capitalisme s’est historiquement ramenée à deux issues antagonistes : socialisme ou cybernétique. Les luttes révolutionnaires du XXe siècle se sont soldées par le triomphe de la cybernétique, autrement dit de l’informatique faite société. Cette victoire marque la défaite des aspirations modernes et socialistes, autant que la légitimation de leur terrain.

  4. La cybernétique est amenée à réaliser ensemble un « socialisme » et un situationnisme qu’elle a purgé de tout désagrément pour l’ordre existant.

  5. Notre époque démontre la validité du matérialisme dialectique. Le développement de l’informatique a d’abord bouleversé l’infrastructure économique, transformé la façon de produire ; et voilà qu’un demi-siècle plus tard, l’intégralité des conduites et des modes de pensée s’alignent sur les ordinateurs. Leur réseau recouvre l’ensemble de la société.

  6. On ne peut expliquer cet essor de l’informatique que par la contradiction des forces productives et des rapports de production. Poussé par sa dynamique d’accumulation et par la concurrence, le capitalisme doit élaborer sans cesse ses outils. Mais dans le monde du marché mondial, où toutes les frontières sont déjà abolies, où la surproduction est quotidienne, où l’automation du travail réduit cruellement la valeur de chaque marchandise et menace d’enrayer l’accumulation de la plus-value, un développement sans détour de l’appareil productif aurait encore aggravé cette situation périlleuse. La capital s’est donc réfugié dans la production concrète d’une abstraction. Il a du orienter sa technique vers un terrain spéculatif.

  7. L’industrie a permis de déléguer aux machines les travaux manuels de l’humanité. Avec l’ordinateur, l’humanité délègue aux machines son activité intellectuelle, limitée au pur calcul. L’informatique est l’incarnation technique de la raison marchande.

  8. Le caractère concrètement improductif mais économiquement viable de ce terrain spéculatif montre que la valeur marchande, d’abord une abstraction contenue dans des objets utiles, cherche à s’extraire de son hôte. Son développement ininterrompu tend à lui donner une existence autonome.

  9. Le pari de la cybernétique, c’est que la logique de la marchandise survive au naufrage de la marchandise elle-même.

  10. La déportation de l’activité sociale sur le terrain symbolique, commencée par le spectacle et son emploi de l’industrie, progresse aujourd’hui grâce au réseau et à l’informatique.

  11. La matérialisation de l’idéologie s’est donc poursuivie. Simple représentation au départ, ce faux reflet du monde est devenu avec le réseau le lieu abstrait mais effectif de tous les échanges, réduits à une forme marchande.

  12. L’informatique réalise la métaphysique, non la philosophie.

  13. Comme la vieille religion, le réseau réduit les êtres réels à n’être que le support matériel d’êtres abstraits. De même, comme le prouvent le désastreux état de la planète et la vie quotidienne, l’informatique permet au capitalisme d’opérer – en actes et non en pensée – la négation du monde propre à la religion.

  14. De la même manière qu’une production surabondante a contraint l’économie a finalement intégrer les travailleurs dans la consommation des marchandises, la surabondance technique d’aujourd’hui se traduit par une colonisation de la vie quotidienne par des appareils en tous genre. Le capitalisme est contraint de mobiliser chacun pour l’entretien de son cycle, qui se confond désormais avec l’entretien du réseau.

  15. Si le capitalisme vend à chacun son moyen d’accès au réseau, c’est pour ne pas rendre à tous les moyens de produire.

II

  1. Le réseau est le résultat de ce mouvement d’objectivation de la vie sociale que Marx découvre dans l’argent.

  2. L’information est la nouvelle forme de l’argent. Son caractère abstrait, sa valeur d’intermédiaire et de pure quantité se réalise visiblement. L’argent perd toute qualité pour devenir un indicateur symbolique. De métal, il est devenu papier, et enfin signal électronique. Elle est la forme historique la plus abstraite de la monnaie. De même, l’information est la réalisation de la fonction de l’argent comme équivalent universel. Désormais, toute activité, tout mouvement quel qu’il soit peut se mesurer, se calculer, s’échanger comme information. L’information est le moyen grâce auquel l’argent étend infiniment sur le monde et en chacun son pouvoir d’égalisation. C’est une monnaie totale.

  3. Le fétichisme de l’information est la généralisation du fétichisme de la marchandise. C’est seulement par sa transcription en information que toute activité humaine apparaît comme sociale, et le devient effectivement, comme le travail ne devient social dans le capitalisme que lorsqu’il devient marchandise, et s’incarne dans une marchandise. Comme pour la marchandise, la possibilité d’échanger l’information apparaît comme une qualité innée de celle-ci, une propriété de l’objet, non des sujets. À la manière de l’argent, l’information apparaît spontanément comme un échantillon valable et échangeable de travail humain. Le caractère social de l’activité humaine est dissimulé à nouveau dans cette chose.

  4. L’information permet une objectivation abstraite du travail, qui n’a plus à se réaliser dans un produit matériel. Sans cette chose concrète qui leur sert d’intermédiaire, les individus ont l’illusion d’un rapport social immédiat, quand ce n’est que leur activité informatisée qui entre en rapport l’une avec l’autre. L’avènement de cet intermédiaire universel qu’est l’information donne, du fait de sa relative immatérialité, l’illusion d’une immédiateté retrouvée. Alors même que l’immédiat, le rapport direct d’une personne à une autre, disparaît complètement avec elle au profit de la planification et du contrôle.

  5. L’information permet la réalisation technique de la valeur marchande, enfin libérée de tout aspect qualitatif. Lorsqu’elle est produite par un élément humain, l’information n’est qu’un temps de travail accumulé dans un objet – cette fois symbolique, autonome, de pure quantité. C’est une certaine quantité de travail abstrait, dont le produit même est abstrait ; un effort quantitatif figé dans des nombres.

  6. À l’échelle du capitalisme, l’information ne se substitue pas encore à la production concrète de valeur. Elle ne remplace pas la fabrication et la vente de marchandises. Elle n’est pour le moment que la soupape d’une mécanique qui doit encore composer avec la valeur d’usage. C’est cette étape cruciale que résoudra, ou ne résoudra pas, la cybernétique.

  7. À défaut d’avoir fait de toute activité une production de valeur, la grande victoire de l’informatique est d’être déjà parvenue à donner à tout effort humain qui l’emploie la forme d’une production de valeur.

  8. Avec l’informatisation, ce n’est plus seulement la force de travail, ni le produit du travail qui devient valeur sur le marché, objet d’un trafic. Toute activité « connectée », aussi gratuite et libre soit-elle, peut devenir une marchandise par sa métamorphose en information. Toute pratique de ce genre peut devenir profitable aux propriétaires du réseau, et participer à la valorisation d’un capital. La rentabilité peut s’étendre au moindre geste effectué, à la moindre pensée exprimée par le biais d’une interface.

  9. Dans ces conditions, le salariat, comme temps exclusivement consacré à la production de valeurs, peut disparaître. Mais il ne disparaît qu’en se réalisant, en étendant sur toute la vie quotidienne la contrainte de valorisation qui le caractérise, la soumission au processus qui l’accompagne, sa surveillance et sa misère. Le travail abstrait est partout ; la vie devient un salariat permanent.

  10. Cet esclavage raffiné n’est possible que par une prolétarisation intégrale de l’existence, une expropriation de la vie-même. Les mêmes idéologues qui croient à la fin pure et simple du salariat peuvent croire à la disparition du prolétariat, et faire mine de se demander si une telle chose existe encore ou n’a jamais existé. Les faits montrent au contraire tout l’inverse. La vérité du prolétariat, ce n’est pas la pauvreté financière, mais la misère fondamentale d’être en marge de sa propre existence, issue de la séparation entretenue entre ses efforts et les conditions de ceux-ci.

  11. Avec la démocratisation des appareils informatiques, la vie de tous les jours est atomisée en une myriade d’activités parcellaires, chacune nécessitant l’interface adéquate. Le nouveau prolétaire est intégré à tout instant à un processus automatisé dont il n’est qu’un appendice, et où sa propre activité obéit à un système étranger, à une logique rationalisée intégrée à l’outil. Et ce, pour reprendre le mot de Lukàcs à propos des ouvriers industriels, « au point qu’ici aussi la personnalité devient le spectateur impuissant de ce qui arrive à sa propre existence ». Ce qui était le lot de l’employé d’usine, dont l’activité quotidienne reproduit parfaitement la condition sociale, devient le sort de tous. La société poursuit son destin ouvrier.

  12. A la différence du travail industriel, l’activité informatique retrouve pour les employés universels un semblant de valeur d’usage. C’est pour eux-mêmes qu’ils optimisent un trajet, achètent une marchandise, se distraient ; tandis que les ouvriers bâtissaient et fabriquaient pour d’autres. Cependant, ces valeurs d’usage correspondent pour la plupart à des besoins aliénés (travail, tourisme, divertissement, etc.). Par ailleurs, quand elles n’entretiennent pas directement le cycle du capitalisme par la consommation de marchandises, elles sont toujours le support d’une production d’information. Alors, la finalité compte moins que le processus, le mode informatique d’exécution, l’usage nécessairement profitable du réseau. Ces nouveaux prolétaires deviennent une main d’œuvre permanente, inconsciente et gratuite. Ils travaillent sans le savoir.

  13. L’informatique dissémine le travail automatisé, contenu jadis dans l’espace de l’usine, sur l’ensemble du corps social. Plus les appareils se démocratisent, plus leur processus fait l’objet d’un monopole, les programmes essentiels étant détenus par une poignée de grands groupes. Ce qui explique que la dépossession se situe dans le fonctionnement même des outils, non dans leur accaparement. Grâce au réseau, la centralisation et la standardisation des opérations se réalisent par l’atomisation de l’espace et du temps de travail ; et avec cela l’uniformisation des pratiques.

  14. L’information produite en si grande quantité et si bon marché est accaparée et mise à profit par les grands propriétaires du réseau. Les données générées par les masses connectées forment une marchandise spéciale, qui sert à écouler toutes les autres. L’analyse statistique de l’usage des interfaces offre une vue imprenable sur le comportement économique des masses, chose que la concurrence, jusqu’alors, ne permettait pas. Cette marchandise sur-évaluée fait l’objet de toutes les spéculations, parce qu’elle est perçue comme l’ultime recours d’un capitalisme aux abois. Ces doses homéopathiques de socialisme constituent déjà la première source de richesse des plus grandes entreprises du monde.

  15. Cette avant-garde d’un nouveau genre amorce la transition du capitalisme vers la cybernétique. Elle prépare, si l’on reprend sa poésie, l’usine automatisée, la matière programmable, l’intelligence artificielle. Le plus grand danger pour les révolutionnaires actuels serait d’œuvrer, consciemment ou non, à leur transformation du monde. C’est le destin inévitable de toutes les luttes parcellaires d’aujourd’hui.

  16. La querelle philosophique originelle – celle d’une conception abstraite de l’être contre une pensée du devenir – s’est muée, les développements historiques se succédant, en lutte concrète. L’information, pure quantité d’intelligibilité contenue dans les choses, est la réponse capitaliste à la dialectique. La première est tautologique, quantitative, parcellaire et sans histoire. La seconde est contradictoire, qualitative, totalisante et en devenir. La première sert la cybernétique, la seconde la révolution.