La réaction verte

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Si la production marchande produit de mauvaises marchandises, elle produit aussi sa mauvaise critique. La critique décroissante regroupe plusieurs tendances, mais toutes ont en commun de se présenter comme des groupes révolutionnaires, qui attaquent « frontalement le capitalisme et la société de consommation dans leur idéologie mais aussi dans leur imaginaire sans se limiter à leurs conséquences. » (La Décroissance N°5). Cette formule, si révélatrice de la position des Décroissants, prouve à quel point ces derniers ignorent ce qu’est le capitalisme, qu’ils réduisent à une « société de consommation » où « tout va trop vite », où le consommateur, irresponsable, achète trop car c’est un enfant gâté et insatiable dans un monde où tout est trop grand, trop rapide, où l’on travaille trop.

Il faudrait donc opérer une « révolution des consciences », moraliser l’homme moderne qui a perdu toute mesure, le rattacher au bon sens, mettre fin à ce « système inintelligent et lucropathe », à ce « mécanisme arbitraire ». Les torts sont parfaitement partagés : consommateurs et producteurs sont aussi avides les uns que les autres.

C’est Pierre Rabhi, représentant de la tendance médiatique de cette mouvance, qui se montre le plus moralisateur  : « l’écologie est une conscience », conscience des « lois de la vie ». La moralisation du problème va si loin qu’il déifie la nature : l’homme y est totalement soumis. Or, le rapport de l’homme à la nature est un rapport dynamique, réciproque, dialectique ; comme tout rapport il est contradictoire, fait de luttes, d’équilibre et de rupture. « Le combat est lien » dirait Héraclite. Toute loi est relative, passagère, valable à un moment donné de l’Histoire. L’homme, soumis à la nature hostile dont il est le produit, la transforme pour survivre. Cette nature transformée transforme l’homme à son tour. L’agriculture et l’élevage sont des violations de ces prétendues lois naturelles : ils contraignent, changent et modifient l’équilibre de la pure nature, qui ne peut exister qu’en théorie. On le voit : la vie continue même dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. La végétation y est luxuriante, les chevaux sauvages y vivent, « […] l’arbre de la vie est éternellement vert ». La crise que nous vivons aujourd’hui ne trouvera pas son issue dans une idéalisation, puis une soumission de l’homme aux divins commandements de la nature ; mais au contraire, dans le dépassement de l’opposition historique entre l’homme et la nature par une pratique humaine et vivante permettant de retrouver la totalité, c’est-à-dire qui admette une action réciproque de l’un sur l’autre. Quand un enfant naît, il est séparé de sa mère qui l’a fait naître. En grandissant, il la retrouve sous la forme de la personne aimée, mais transformée par son histoire personnelle, par son vécu.

Mais si la nature est notre Dieu, quels sont donc ses commandements ? Les mêmes que dans n’importe quelle autre morale religieuse : la modération, la sobriété , l’ascétisme ; c’est la morale des puissants, la même que celle de Thiers, qui disait aux parisiens que la vie n’était pas faite pour jouir mais pour souffrir.

Voilà pourquoi le « sage » Pierre Rabhi et ses suiveurs trouvent autant de relais médiatiques : ils sont les porte-paroles de la morale des maîtres, prônant l’ascétisme pour leurs esclaves. On comprend tout l’intérêt qu’a la classe dirigeante à laisser s’exprimer ce genre de révolutionnaires, plaidant pour la non-violence et la réconciliation autour des valeurs écologiques. Car cette « grande conscience de notre époque » qu’est Pierre Rabhi nous invite à nous réconcilier avec nos voisins, à « dissiper les toxines qui divisent », car enfin, qu’est-ce que la division de la société en classes sinon le résultat de la haine stupide et aveugle des hommes ? Il faut lutter, mais ne luttons qu’en nous-mêmes, car « on ne peut pas engager le changement autrement ».

Chez les Décroissants, cette condamnation morale s’accompagne, comme nous l’avons évoqué plus haut, de la réduction du capitalisme à une « société de consommation ». La consommation n’est pas la particularité de notre société, elle a toujours existée sous diverses formes : de la consommation directe de la production au troc ; ce n’est que dans le cadre de la production marchande, c’est-à-dire où toute chose est produite pour être vendue, que la consommation est synonyme d’achat et de vente. Ce sont là des banalités pour qui comprend le capitalisme, mais qu’il est bon de rappeler aux décroissants et à leurs adeptes : le consumérisme de nos sociétés, s’il est bien réel, n’est pas le fait d’un problème de morale ou d’éducation, mais le résultat de l’intégration de la consommation au domaine de la valorisation. Le consommateur n’a pas le choix de consommer des marchandises et il n’y a même, dans ce système là, aucune alternative de survie. La pauvreté des objets ainsi produits, due à la dégradation de la valeur concrète au rang de moyen, laisse le consommateur perpétuellement frustré.

Bien loin de partager le même tort, les intérêts des producteurs et des consommateurs sont parfaitement contradictoires : plus la marchandise est insatisfaisante, fragile et périssable, plus le consommateur achètera, moins cela coûtera cher au producteur et plus il écoulera de marchandises. Le mythe de la « société de l’abondance » n’est donc que le discours que cette société tient sur elle-même, la multitude des marchandises cachant la pauvreté de chacune. Si abondance il y a, c’est abondance du rapport marchand.

Cette « société de consommation » serait aussi une société individualiste. C’est vrai au niveau de l’idéologie, mais dans les faits, il y a très peu d’individualité. La tyrannie de la marchandise et son terrible pouvoir de standardisation ne produisent nécessairement que des individus à la chaîne. La consommation vient comme une compensation à la pauvreté de la vie individuelle, et pourtant plus le consommateur compense, achète des objets censés refléter et exprimer sa personnalité, plus il est dépossédé de lui-même, moins il est fidèle à ce qu’il est. L’aspect social du consumérisme est volontairement occulté par les décroissants, pour qui la consommation de masse n’est que le produit de la bêtise, de l’inculture ou de la faiblesse du consommateur. Rejeter sur l’individu le tort du système est la marque de fabrique des positions réactionnaires.

Mais la critique « décroissante » n’en est en réalité pas vraiment une. Elle prend pour argent comptant le discours dominant. Elle exprime plutôt la mauvaise conscience qui travaille la société consumériste, de la même manière que ceux qui abîment irrémédiablement la planète produisent des films mettant en scène sa destruction catastrophique, et la détruisent parfois davantage en les tournant.

Il faudrait donc le même monde, mais où l’on travaillerait moins, acheterait moins, produirait moins et à plus petite échelle. Mais jamais n’est posée la question : à quoi travaille-t-on ? Qu’est ce qu’on produit et pour quoi ? Pour les décroissants, et bien qu’ils s’en défendent, tout n’est question que de quantité ; et cela est un trait caractéristique de l’idéologie bourgeoise. En effet, la qualité ne peut exister dans la production marchande, parce qu’elle ne peut pas être évaluée quantitativement, elle ne peut être chiffrée contrairement au prix d’achat, de vente, au temps de travail, au capital investi et aux bénéfices engrangés. La qualité n’est prise en compte dans le processus de production qu’en tant que support de la valeur d’échange. Cette particularité du capitalisme trouve son expression dans la pensée dominante : seul ce qui est estimable, quantifiable et mesurable peut-être considéré comme objectivement constatable. La qualité parce qu’elle échappe à toute mesure et qu’elle ne peut être démontrée selon une pure logique rationnelle ou mathématique, parce qu’elle est sensible, qu’elle échappe à tout calcul ou évaluation, ne peut-être – dans cette perspective – que subjective. La qualité, en disparaissant de la production, a disparu des consciences.

« Moins de richesse, c’est moins de misère », disent les décroissants. Mais la qualité de cette pseudo-richesse n’est jamais remise en cause. Il n’y a pas de richesse dans le monde de l’aliénation marchande, et c’est là le drame : il n’y a que de la misère déguisée en faste. Tous partagent la même pauvreté.
Dans la mise en images de la succession de signaux sonores qui a remplacé ce qu’on appelait la musique, on voit souvent des pluies de billets, de l’or, des fêtes décadentes et des femmes en plastique, bref tout ce que l’individu capitaliste trouve à désirer. Mais ces images ne montrent que la pauvreté de la vie aliénée du spectateur comme reflétée dans un miroir déformant. Il y adhère parce qu’il y reconnaît sa misère, mais augmentée.

Si nous voulons transformer le monde, ce n’est pas pour nous rendre propriétaires de ce luxe ostentatoire et laid, ni pour « vivre dignement » comme dirait un Mélenchon, ni comme un bon paysan économe et enraciné, mais pour trouver la seule richesse qui vaille : celle de l’usage.
Tandis que tout mouvement réformiste pose comme principe économique le partage de la richesse, le point de vue révolutionnaire exige l’appropriation collective des outils de production de cette richesse falsifiée. Leurs propriétaires actuels en faisant un dangereux usage, les en exproprier leur rendrait, à eux aussi, un grand service.

Sur le plan moral et économique, la décroissance présente un visage tantôt réformiste, tantôt réactionnaire. Mais sur le plan politique, certains de ses représentants tiennent un discours proche du fascisme. C’est le cas de Vincent Cheynet, directeur de publication du journal La Décroissance, qui, au détour d’une interview, se plaît à faire l’amalgame entre libéralisme et anti-autoritarisme et déclare que « La construction du collectif exige de se sentir suffisamment libre pour abandonner une part de sa liberté à une instance commune. Une perspective bien entendu intolérable pour ce sujet aliéné, incapable de renoncer à ne serait-ce qu’une part de son désir infantile de toute-puissance ». Le fascisme consiste précisément dans ce fait que c’est l’individu qui se sacrifie pour le collectif, collectif mythique : race, peuple, nation, c’est une tentative de retour à la totalité au moyen d’une identité collective supérieure aux individus qui la composent. Notre décroissant n’oppose que la communauté illusoire et l’État à l’atomisation de la société. Le collectif, dans la société communiste, renommé par lui « libéralisme libertaire » – terme cher à l’extrême-droite confusionniste -, est au contraire l’organisation collective prise comme moyen d’épanouissement de l’individu. Il n’y a que la liberté bourgeoise, rousseauiste, qui se désagrège au contact des autres, alors que la liberté pratique, elle, ne se réalise que collectivement : tout l’enjeu des réactionnaires écologistes consiste à faire passer l’une pour l’autre.

Cheynet a par ailleurs beau jeu de parler d’individu aliéné, lui qui pose l’existence de l’État comme nécessaire à toute émancipation (car qu’est-ce que l’organisation verticale de la société dont il parle ?), alors que l’État est justement le pouvoir d’agir, le pouvoir politique qui se sépare de la société, devient autonome, la dirige et prétend la représenter. Donc un pur produit de l’aliénation.

Les différentes tendances de la décroissance (médiatique, réformiste ou réactionnaire) ont comme socle commun l’idéologie petite-bourgeoise. Ils pourraient faire leur la déclaration de Robespierre : « Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui ». Nous leur opposerons que le seul régime de propriété qui respecte les droits d’autrui est le régime de la propriété collective. Pour les décroissants, c’est le trop de propriété qu’il faut éliminer, et ils restent coincés dans leur pensée tautologique : « c’est le trop qui donne envie de trop ».

Mais Pierre Rabhi et ses décroissants, comme tous les idéologues convaincus, se placent bien évidemment au dessus de toute idéologie. Eux qui, par leurs déclarations, leur obsession de la modération et du juste-milieu, se révèlent comme étant l’incarnation même du discours petit-bourgeois. Leur pensée est l’expression de cette classe, prise en étau entre le travail et le capital, perpétuellement tiraillée entre la révolution et la réaction la plus stupide, effrayée par le moindre acte de violence illégale qui pourrait se retourner contre eux, leurs habitudes et leurs intérêts. Ils restent obsédés par la réconciliation de toutes les classes entre elles autour de valeurs communes : en l’occurrence la terre et la nature, elles-même comprises non-contradictoirement.

Mais à la différence des idéologues petits-bourgeois traditionnels, les poujadistes du siècle dernier par exemple, et bien qu’ils en reprennent en grande partie le discours, les décroissants ne s’adressent pas aux paysans, aux boutiquiers ou aux artisans qui sont des catégories sociales en déclin, mais plutôt aux employés du secteur tertiaire, ces travailleurs qu’on maintient dans le giron de la société par la laisse de la consommation. Ceux-là même qui, selon les décroissants, seraient implicitement responsables de la catastrophe écologique.

Ce succès de la critique décroissante chez ces parfaits consommateurs ne s’explique que par la mauvaise conscience qu’ils ressentent, d’être sans cesse mis face à cette contradiction : ils travaillent eux-même à l’insupportable dégradation de leur environnement. Ils ne peuvent que se retourner contre eux-même, crouler d’autant plus sous le poids de la culpabilité et ne trouver d’issue à cette situation cornélienne qu’en ayant recours à la seule action possible pour le consommateur atomisé : l’action individuelle.

L’existence de ce courant d’idée n’a qu’une fonction pour ceux qui la promeuvent: semer la confusion dans les esprits, rabattre vers la réaction tous ces gens choqués par l’état du monde, qui pourraient donc basculer dans le dangereux parti de la révolution, mais s’accrochent tout de même aux compensations qu’on leur laisse. Cette étrange mixture faite d’écologie, d’autoritarisme, et de réconciliation nationale doit paraître suspecte à toute personne un tant soi peu attentive.