La bouillie décroissante, à force de couler, finit par rendre certains sourds. C’est pourquoi il est bon d’ajouter quelques clous au cercueil. Non pour ramener les décroissants à la raison, mais pour que personne ne puisse plus s’illusionner sur la nature de leur mascarade.
Un député de l’écologie institutionnelle gavé de décroissance renouait, il y a presque 10 ans, avec Malthus, en affirmant qu’étant donné l’état du monde, il fallait faire preuve de responsabilité et limiter les naissances, puisque chaque nouveau-né européen coûtait selon lui l’équivalent de 620 trajets Paris-New York. Le fond religieux de la décroissance aboutit à cette conclusion logique : économie à part, c’est l’humanité qu’il faut faire décroître. Le pêché originel de l’humanité ne disparaîtra qu’avec elle.
Cette explosion de stupidité révèle l’argument implicite de tout discours décroissant : l’humanité en tant qu’espèce est responsable du désastre. Elle serait un groupe homogène tenant de façon équitable les rênes de la production et de la consommation. En niant la division de la société en classes, la décroissance implique donc qu’il n’y aurait qu’une humanité possible : celle du capital. Le fait même que les décroissants envisagent, comme seule solution à la catastrophe, la réduction et le ralentissement de l’appareil productif, montre bien qu’ils considèrent que le capitalisme est au service de l’humanité, et non pas de la marchandise. Que la technique est par nature un instrument d’exploitation, quelles que soient les circonstances sociales. Que la société dans son ensemble a la main sur le mode de production.
Leurs petites propriétés rêvées (où sans doute personne n’exploite personne ?) n’expriment que la nostalgie de la parcelle paysanne, pré-capitaliste. Ils espèrent rembobiner l’histoire pour retarder les conséquences du problème, tout en recréant ses conditions de départ. Leur morale douteuse date de la même époque. Défendre une sobriété heureuse ou une simplicité volontaire laisse entendre que le capitalisme nous donne l’ivresse, nous comble de ses délices. Il s’agit du même argument que celui des propriétaires de la société. L’injonction contradictoire du capitalisme, depuis les années 50, incite les consommateurs à la fausse fête tout en exigeant des travailleurs une vie austère, le sens du sacrifice. Les décroissants voudraient remplacer cette nouvelle morale des maîtres par l’ancienne. L’ascétisme du temps où le consommateur n’existait pas encore.
De tels retours sont impossibles. La force d’une vague dépend de la profondeur d’où elle surgit. Un pirate d’autrefois le disait en ces termes : « le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort. »
Alors que les ressources limitées de notre planète sont un argument majeur en faveur du contrôle collectif et conscient de l’appareil productif, les décroissants ne savent faire de cette contrainte qu’une seule chose : un instrument de culpabilité générale. Culpabilité qui fonctionne d’autant mieux qu’elle pose la contradiction dans les termes du marché lui-même : le problème n’est pas un problème de limites quantitatives mais de relation à la nature.
Cette mort nous guette, et cela même les décroissants l’ont compris, parce que le système capitaliste fonctionne dans un monde fini avec un horizon spéculatif se voulant infini. Il reste cependant que la « mesure » petite-bourgeoise n’est pas plus à même de tempérer le capitalisme que les décroissants de le renverser ou de le contester réellement. Au lieu de modérer un modèle économique délirant pour en garder le principe, il s’agit de transformer la domination irrationnelle de la nature pour retrouver le caractère organique, contradictoire et vivant de notre propre constitution au sein de celle-ci. Mais ce qui a été fait par des siècles d’industrialisation, la petite propriété ne pourra pas le défaire. Il faudra tout un appareil productif libéré et transformé collectivement, par une réunion d’efforts disparates et collectifs à toutes les échelles.
Or, l’horizon décroissant est précisément une diversion quant à ce problème central, puisqu’il transforme la question de l’entretien de la vie – à l’époque où celle de toutes les espèces est un problème absolument politique – en question privée, en enjeu individuel. La confusion intéressée qui règne dans toute la pensée décroissante, et dans le journal en particulier, de même que tout le citoyennisme de consommation végan ou végétarien, n’existe que pour et par l’omission de cette nécessité historique. Ignorer le mode de production revient à ignorer le besoin de transformer radicalement les moyens mortifères de la civilisation marchande en production démocratique de la solidarité vivante. Qui corrige sa seule consommation ou tente de refaire le monde sans outils et sans collectif, cautionne encore en pratique l’usage actuel du monde.
Il s’agit d’en produire un nouveau.
— 23.03.2018
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