D’autres l’avaient prévu, mais nous sommes en train de le vivre : la fin du monde est un spectacle de plus. Des plaies dignes de la Bible s’abattent chaque semaine (hécatombes d’animaux en tous genre, fonte des glaces, incendies, canicules, inondations, séismes et tsunamis) et pourtant ce fait indéniable entre tous est lui aussi mis à distance, éloigné, contemplé. Cet arrêt de mort qui concerne tout le monde ne semble concerner personne, et surtout ne nécessiter aucune action digne de ce nom. Jamais il n’a été plus brûlant que la réalité soit transformée, et jamais elle n’a été si désertée au profit de son reflet spectaculaire, devenu cybernétique. Si les nouvelles de l’apocalypse saturent les réseaux sociaux, elles ne sortent personne de sa torpeur.
D’habitude, on considère que la population subit son destin capitaliste avec la même fatalité que s’il s’agissait du bon ou du mauvais temps. Cela dit pour exprimer ce paradoxe que sa situation politique, sur laquelle elle peut évidemment agir, lui paraît aussi distante et insurmontable que les nuages. La chose est allée si loin qu’elle s’est renversée : de nos jours, la population subit le désordre du climat comme elle suit avec résignation son destin capitaliste, et parce qu’elle le suit. Cette résignation dans l’aliénation a atteint son point extrême : le climat même, qui était pourtant l’archétype de la chose sur laquelle l’humanité n’a pas de prise, est devenu aujourd’hui un enjeu politique de première importance, et la preuve ultime qu’il faut prendre nos affaires en main. Le soleil et la pluie, la neige et le vent qui paraissaient si lointains, sont à leur tour victimes du désastreux état de la société.
Le capitalisme est devenu un mode de destruction tant il reproduit notre existence matérielle en menaçant de la détruire à court terme. Son essence abstraite – strictement quantitative, se révèle à tous, dans la mesure où il est activement en train de faire abstraction de la vie sur Terre, pour le maintien de la valeur marchande. Il lui faut continuer quoiqu’il en coûte à transformer de l’argent en davantage d’argent. De ce fait, jamais les moyens de produire n’ont été si développés, et jamais leur finalité n’a été si nuisible.
S’il en fallait une preuve, en voici une qui ne manquera pas de surprendre les générations futures, si tant est qu’il en advienne : pendant que le monde brûle, tout un pan de la technologie actuelle est occupé à un invraisemblable chantier de matérialisation de l’idéologie, sous forme de réalité virtuelle. La disparition du monde est comme compensée par l’élaboration de sa réplique en images de synthèse. Par un étrange parallélisme, tandis que la fin du monde se réduit à des images, les images sont agrandies à l’échelle d’un monde. C’est un marché d’avenir.
A l’opposé, les désastres qui s’accumulent sont autant de violents rappels à l’objectivité du monde, à l’unité du vivant et à l’intégration de l’humanité dans sa dynamique. Ils interviennent précisément à une époque où la totalité ne peut pas être pensée. Où l’objectivité la plus élémentaire a disparu des discours et des subjectivités (les révolutionnaires à la mode ne parlent plus que de « fragments »). Où le relativisme le plus absolu gouverne en tout et a fait disparaître toute prétention à la qualité. Ce sont deux versants d’une même décadence. La ruine de la réalité entraîne logiquement le pourrissement des consciences. Mais de même que la marchandise a du convaincre chacun qu’il était son propre monde, pour mieux faire admettre la dégradation objective et économiquement nécessaire de ses conditions de vie, de même ces conditions de vie se retournent contre ceux qui les ont si longtemps refoulées. Ils vont peut-être commencer à comprendre que le réel existe.
Cette incapacité de penser la totalité, au moment même où elle se manifeste le plus violemment, explique l’impuissance absolue des mouvements politiques. D’un côté des débris de partis et de syndicats mènent à reculons et avec un siècle de retard des luttes réformistes pour garder les emplois et les salaires d’un travail aliéné qui est en train de tout détruire ; de l’autre des écologistes veulent que le climat soit une priorité pour le gouvernement, c’est-à-dire un marché de plus, pendant que leur aile réactionnaire prône le retour à la terre. La perspective révolutionnaire est la seule valable. Elle résout ce faux dilemme entre luttes écologiques et luttes économiques qui en a mené plus d’un dans le piège de la décroissance.
C’est le même mouvement qui libère l’homme et l’animal, qui redonne du sens à l’existence et préserve l’environnement, parce que c’est la même logique et la même organisation sociale qui nous mène au désastre et qui vide – très concrètement, chaque chose de sa substance. Les gens comme les fruits n’ont plus aucun goût. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’abstraction marchande qu’on éprouve, la finalité de la vente substituée à celle de l’usage. Et nous ne parlons pas des villes et des distractions d’aujourd’hui. L’espace et le temps sont réglés de façon concentrationnaire. Tout a la forme du malheur.
De la même façon, si nombre de variétés de plantes sont devenues stériles, c’est parce que la lutte des classes est perdue pour le moment, et que la propriété capitaliste est allée jusque là. C’est le même processus de travail, amputé en tous sens, bâti exclusivement pour l’extorsion de plus-value, qui épuise le travailleur et les sols. C’est la même concentration du capital qui appauvrit les gens et fait monter les eaux. De ce fait, bien plus que le recyclage ou le veganisme, la grève devient un geste écologique de première importance. Les révolutionnaires sont les seuls écologistes conséquents.
Certains avant-gardistes bien installés disent qu’il est déjà trop tard, et que même une révolution ne changerait rien à l’inévitable effondrement. Il faut renverser cet argument avant d’y répondre. Contrairement à ce que ces résignés veulent croire, leur « effondrement de la société » ne signifie pas nécessairement la fin du capitalisme et de nos misères. Il pourrait se traduire par l’approfondissement terrible de sa logique : les dernières gouttes d’eau potable se vendront à prix d’or, de même que les dernières parcelles sans radioactivité. On voit déjà des paysans chinois faire le travail des abeilles et polliniser des pommiers à la main. On défend déjà l’exploitation extrême des coursiers à vélo sous prétexte qu’ils ne polluent pas. On propose de bâtir des murs pour arrêter la fonte des glaces.
Quant à la révolution, elle ne sera peut-être pas suffisante. Mais elle est en tous cas nécessaire. Elle seule permettrait de rediriger et de transformer l’appareil productif en vue de l’usage, d’abolir la médiation de la vente et la concurrence ; donc d’élaborer de façon concertée une reproduction matérielle qui ne mette pas le monde en péril et cesse d’empoisonner les gens. Et sans s’arrêter là, qui pourrait être belle et libérer le temps. Malgré ses proportions bibliques, tout le monde sait que la catastrophe a été faite de main d’homme. C’est la mort manifeste de toute métaphysique, critique ou non. Elle révèle même aux plus bornés que l’humanité est seule maîtresse de son destin. Que seul un type de rapport entre les hommes menace le vivant tout entier. Que la vie ne peut plus attendre, et qu’elle en vaut la peine.
— 28.09.2018