Le scandale du 1er mai

À défaut de la résurgence de mai 68, le mois de mai 2018 aura vu ressusciter le scandale, et ceci à peu de frais. Il aura en effet suffit de quelques vitrines brisées, d’autant de voitures brûlées et de la mise à sac d’un de ces restaurants à la nourriture empoisonnée, pour que s’insurgent tous les menteurs du pouvoir. Tout effarés qu’ils sont, ils ne cessent depuis quelques jours de nous gratifier de leurs belles analyses, au sujet d’un phénomène qui les dépasse et qu’ils s’efforcent de faire rentrer dans leurs catégories policières. Comme toujours, ils parlent à côté du problème, pour le mettre hors de question.

Dans ce faux débat qui fait rage, les réactionnaires, progressistes de toutes sortes ainsi que les bureaucrates de divers partis «de gauche», unis sous le drapeau de l’indignation, appellent à l’ordre républicain et à l’autorité de l’État. On a même pu entendre des réformistes moquer l’absence de théorie des membres du Black Bloc. Mais qui sont-ils, eux, pour parler de théorie ? Ils ont été démentis cent fois par l’Histoire, se présentent encore aux élections avec la ferme intention de réformer la République, célèbrent mai 68 en famille, mais s’effarouchent de la moindre action extra-légale : ils ne désirent une révolution – non violente, bien entendu – que pour pouvoir la prostituer.

Les bureaucrates syndicaux, quant à eux, se plaignent que ces insupportables violences aient «masqués l’objet de cette manifestation». C’est vrai et c’est une très bonne nouvelle. Les leaders syndicaux de la C.G.T ne veulent de revendications que pour négocier avec un gouvernement, avec qui il n’y a pourtant, de son propre aveu, rien à négocier. En 1968, la C.G.T brisait la grève pour peu de choses ; aujourd’hui, elle fait semblant de s’agiter pour ne rien obtenir. Le peu de casse arrivé ce jour-là n’a masqué que le vide cent fois éprouvé de son manège. En étalant leurs plaintes au grand jour, les syndicats veulent faire oublier qu’il n’y avait, dès le départ, rien à cacher. Ils ne cherchent qu’à dissimuler leur propre vacuité.

Les misérables consommateurs-spectateurs, à qui sont destinés ces infâmes discours, ne sont pas en reste. Ils s’indignent bien plus facilement d’une émeute manquée que de l’empoisonnement de ce qu’ils mangent et de ce qu’ils boivent ; et des villes-prisons dans lesquelles on les force à vivre. Leurs maîtres qui, de l’aveu même de leurs scientifiques, détruisent le monde, doivent jubiler de voir ces esclaves s’offusquer de quelques vitrines brisées, parce qu’ils en reçoivent l’ordre de la part d’experts assermentés du vide.

Dans tout cela on parle dans le but, non pas de ne rien dire, mais de cacher ce dont il y aurait vraiment à parler. Tout ce fatras de néologismes policiers et de novlangue masque la question qui devrait être posée. Il ne s’agit pas de savoir si l’on est « pour ou contre les casseurs », ou encore « qui sont les Black Bloc ». La question est de savoir pourquoi nos brillants dirigeants, leurs services secrets si bien renseignés et les divers experts propagandistes font mine de découvrir subitement – alors que l’existence régulière d’un Black Bloc n’avait échappé à personne depuis au moins deux ans – un surprenant ennemi intérieur. Pourquoi choisissent-ils de le produire médiatiquement aujourd’hui ?

À titre de comparaison, le 14 juin 2016, un cortège bien plus nombreux de manifestants cagoulés semait le désordre dans Paris. Il n’en est resté dans les images dominantes que quelques coups de marteau dans les vitres de l’Hôpital Necker , mais rien ou presque sur les émeutiers. C’est donc aujourd’hui un nouveau sujet que les projecteurs veulent éclairer de leur lumière trompeuse, c’est désormais en utilisant l’image de « casseurs » en noir, futurs membres d’une nouvelle Action Directe, que le gouvernement tente de justifier le contrôle policier toujours plus accru du moindre mouvement social. Incarner le contestataire dans la figure du membre du Black Bloc, et donc réduire tout refus du monde à un happening émeutier sans lendemain, voilà également l’autre objectif de cette opération. C’est ainsi qu’on tente, dans les sphères du pouvoir, d’occulter ce qu’il y a de réellement inquiétant : l’abandon des formes classiques d’opposition au profit d’une contestation autonome, et donc potentiellement incontrôlable. Une contestation qui, comme en 68, ne revendique rien et dont les rangs (15 000 personnes selon l’objectivité policière) rivalisent avec ceux de la manifestation syndicale.

Si le récit spectaculaire du 1er mai fonctionne pour justifier les moyens de la police et l’indignation des journalistes, ce n’est pas dit qu’il produise la peur escomptée dans le public. La masse des gens présents dans le cortège de tête ne peut signifier qu’une chose : l’émeute, même ritualisée, même infime, en attire certains autant qu’elle en révulse d’autres. Elle porte un refus du monde qui séduit toujours davantage. Les managers au pouvoir sous-estiment le dégoût qu’ils inspirent, la classe qu’ils représentent de plus en plus visiblement et les effets pervers de leurs actions.

Les actuels gestionnaires de la société française, très satisfaits d’avoir fait sauter les partis classiques, grandement aidés dans cette œuvre par tous leurs piètres prédécesseurs qui ne donnaient même plus l’illusion du changement, persistent dans leur erreur qui consiste à prendre leur opportunisme pour un coup de génie. Ils n’ont pu accéder au pouvoir qu’en brisant le peu d’illusion qui protégeait encore la dictature du capital : on est passé du faux dialogue au monologue assumé ; ce qui se paie stratégiquement.

Cette crise politique, dont ils ont momentanément profité – qu’ils aggravent désormais par leurs attaques répétées contre ceux qu’ils gouvernent et par le contournement systématique du parlement, des apparences démocratiques, ainsi que de tous les intermédiaires susceptibles de ralentir leurs «réformes» – commence déjà à montrer ses effets désastreux : une partie croissante de leurs opposants échappe désormais à l’orbite néfaste des partis et des syndicats sur lesquels ils n’ont eu qu’à souffler pour qu’ils s’effondrent.

L’ennemi est visible et les recours démocratiques sont épuisés. Une radicalisation saine est en marche. Mais la méthode du Black Bloc ne peut être prise pour autre chose que ce qu’elle est : une technique efficace de propagande par le fait, une tentative de subversion réussie sur le terrain du spectacle et une expression du négatif qui ronge la société en perdition. En plus de la police, ce n’est pas aux symboles du capitalisme qu’ils s’attaquent, mais à la marchandise, le fétiche même de la société marchande : voilà ce qui choque. Ils détruisent des lieux et des objets voués à la vente ; affirment leur supériorité sur eux ; les pillent ou les gâchent volontairement ; rendent leur saccage plus utile que leur usage.

Une fois l’émeute déshabillée, il reste un agrégat de tendances diverses qui communique dans les coups de marteau, mais qui est incapable de se parler. Parmi eux, les plus honnêtes reconnaissent ne pas savoir à quelle fin ils agissent, ni par quoi remplacer le capitalisme à l’agonie. Le Black Bloc se réduit pour le moment à une émeute formelle, sans objet : à une pure technique. « L’histoire ne présente pas d’exemple d’un capitaine ayant fait de l’art pour l’art, la guerre pour la guerre » dit Malaparte, avant de citer le condottiere anglais Giovanni Acuto : « On fait la guerre pour vivre et non pas pour mourir ». Manque donc à l’action révolutionnaire le but révolutionnaire. De son côté, l’ennemi a un projet défini et des moyens matériels adéquats. La cybernétique n’attendra pas. Un avenir désirable reste à découvrir et de nouvelles perspectives à inventer – c’est de là que doit partir la critique, et non l’inverse.

— 18.05.2018