La plus laide avenue du monde a connu samedi dernier quelques travaux d’embellissement. Et cela lors de la plus grande émeute parisienne depuis 1968. Mais nous sommes le lendemain, l’ivresse est passée. Et il est important pour qui veut la poursuivre de connaître les raisons d’une telle fête, ainsi que ses développements possibles.
La fin des alternances démocratiques (gauche/droite), l’humiliation continuelle des syndicats et autres intermédiaires, l’épuisement de tous les recours institutionnels, en un mot la radicalité visible d’un pouvoir de classe, la dictature sans fard du capital incarnée grossièrement par un banquier à la tête de l’État, a engendré une réponse également radicale : un retour de la lutte des classes loin des mouvements sociaux où elle n’a depuis soixante-dix ans plus sa place. Un mouvement auto-organisé d’ampleur nationale – hors syndicats, hors parti – érigé sur la base d’une revendication matérialiste, qui prend acte de quarante années de reconquête capitaliste dans le contrat passé sur la vie des travailleurs.
C’est la différence principale avec 1968. De là, la tonalité si peu existentielle des revendications et des slogans. Mai 68 était une révolte contre une société qui fonctionnait, ici c’est une révolte contre une société qui ne fonctionne plus, même selon ses propres détestables critères. Avant, c’était la misère du bonheur marchand qui était attaquée, là c’est le déclassement et l’impossibilité de consommer qui servent de point de départ. La fin de tout compromis de classe est tardivement comprise par tout le monde. L’aiguisement terrible des contradictions du capital, cerné par son progrès technologique, le désastre environnemental, la fragilité du mécanisme de son accumulation financière, démolit chaque jour davantage les restes d’apparences démocratiques, et aiguise à son tour l’antagonisme social fondamental de notre société, enseveli sous des couches idéologiques et politiques.
Pour le malheur des démocrates qui le cachait sous la nation, et des insurrectionnalistes qui le noyait dans la mystique : la bourgeoisie joue franc jeu, le prolétariat reparaît. Voilà la réalité de l’opposition politique des «gilets jaunes» et du gouvernement. Les adeptes de la confusion révolutionnaire ne voient qu’une nébuleuse diversité au sein du mouvement actuel. Ils refusent d’y voir le prolétariat au sens large. Mais quel autre sens à ce mot? Il regroupe les jeunes, les employés, les retraités, les ouvriers, etc., le groupe socialement divers mais économiquement homogène sous l’angle du capital et du pouvoir – en ce sens qu’il n’a ni l’un ni l’autre.
La lutte est donc inégale sur le terrain pratique, mais elle l’est aussi sur le terrain de la conscience : une bourgeoisie qui se sait affronte un prolétariat qui ne se sait pas encore. C’est l’effet logique de l’abrutissement spectaculaire combiné sur des décennies. La conscience de classe ne se trouve que d’un seul côté. Les camarades fluorescents sont pour la plupart des pauvres qui se savent pauvres, et qui savent l’être devenus davantage du fait du gouvernement. Ils s’en prennent aussi aux riches. Mais beaucoup ne savent plus que s’ils sont pauvres, c’est qu’ils sont exploités, ou qu’il ne sont même plus jugés dignes de l’être. Ceux-là s’en prennent à l’État mais épargnent le capital, refusent «l’assistanat», veulent «une vraie politique de l’emploi», une «hausse du pouvoir d’achat» et d’autres absurdités médiatiques qu’on leur a mis dans la bouche.
Leurs actes dépassent leur conscience, leur pratique les dépassent pour le moment. D’où l’enthousiasme des autonomes. Mais les «gilets jaunes» ne sont pas des autonomes qui s’ignorent. Ce sont au contraire les autonomes qui fétichisent le geste et entretiennent le niveau de conscience de tout émeutier. La confusion cultivée des uns rencontre la confusion idéologique des autres. Le geste ritualisé des uns s’efface devant la véritable spontanéité, chargée de sens historique, des autres. Les événements de la Réunion, en pointe du mouvement, atteignent déjà la limite de ce que peut une émeute.
Voilà en tous cas le point stratégique de l’affaire : un élan sans conscience est en proie à toutes les récupérations, et son corps voué à être déchiqueté par les régressions institutionnelles ou identitaires. Fascistes, partis et syndicats se disputent déjà la part du lion. La tactique du pouvoir est en ce sens de produire des interlocuteurs, pour rejouer avec des amateurs le théâtre des négociations syndicales qui ne porteront rien. De là les fameux «portes-parole» qui pourraient dans d’autres conditions être éventuellement utiles au sein du mouvement pour sa communication interne, mais qui sont désastreux dans toute communication extérieure. Sans même parler des fascistes notoires qui se sont hissés là on ne sait comment, le vedettariat est de toutes façons une prise de pouvoir qui mine la dynamique et permet une récupération facile par le jeu bien connu des représentants – même s’ils ne s’avouent pas comme tels.
L’ambiguïté politique dont la base fait preuve, qui était une force au départ et sans aucun doute le formidable liant de cette mobilisation, est désormais une menace imminente pour la suite. Sans savoir pourquoi, ni même vaguement par quoi remplacer l’horreur actuelle, le mouvement s’effondrera. Les mêmes causes ont eu raison de «Nuit Debout», qui cultivait la même autonomie vis-à-vis des syndicats et des partis, et qui semble n’avoir été qu’une version timide et légaliste de ce qui se passe aujourd’hui. Mais même si le mouvement venait à s’essouffler, il importe à tout révolutionnaire qu’il soit mieux armé quand il reparaîtra sous une forme ou une autre. Il faut dire aux «gilets jaunes» qu’ils peuvent bien plus qu’ils ne le croient. Qu’aucun retour en arrière n’est possible. Qu’il ne s’agit donc pas d’augmenter le pouvoir d’achat mais d’établir une abondance réelle, incompatible avec la marchandise ; pas d’un emploi payé décemment qui repousse le problème de la survie tous les mois, mais de l’abolition de l’exploitation par la socialisation de la production, prise en charge par les travailleurs eux-mêmes, organisés en conseils et en communes ; pas d’une fiscalité écologique mais de la fin du capitalisme et de son accumulation infinie. Il est bien trop tard pour se contenter des miettes. On ne réglera le problème de la fin du mois qu’en réglant celui de la fin du monde.
— 29.11.2018