Si cette indolence générale eût été ménagée, l’assoupissement eût peut-être duré plus longtemps ; mais comme le médecin ne le prenait que pour un doux sommeil, il n’y fit aucun remède. Le mal s’aigrit ; la tête s’éveilla : Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on en fit point de cas : il tomba en frénésie.
— Cardinal de Retz, Mémoires
Comment souvent dans l’Histoire, la révolte n’est pas venue par là où on l’attendait. La désormais fameuse « taxe carbone », qui a mis le feu aux poudres, n’est qu’une mesure négligeable comparé à tout ce que ce gouvernement avait osé faire depuis le début de son institution. Par un effet domino, l’exigence de sa suppression par le mouvement des « Gilets Jaunes » a rapidement cédé le pas à toute une série de revendications, à la fois très vagues et très précises, à une colère diffuse et pourtant particulièrement concentrée sur le Président de la République et ses ministres.
Une constatation s’impose : la crise a franchi un nouveau cap, et ne peut être qualifiée de « mouvement », de « contestation » ou d’autres adjectifs tout faits, forgés dans les comités de rédactions des différentes chaînes de télévision, pour dénommer les nombreuses secousses sociales qui animent l’actualité depuis deux ans. La journée du 1er décembre a vu une véritable explosion générale : un carnaval où, pour une fois dans leur vie, les pauvres ont imposé leur loi à tous ceux qui les maltraitent habituellement. Dans les quartiers les plus riches de la capitale, il valait mieux avoir une allure de prolétaire. Peu de choses du quotidien avait encore cours dans l’émeute : ni l’Etat, ni la marchandise et tout ce qui était derrière les barricades était sans grande importance. Seule restait, comme signe que l’ordre des choses n’avait pas été totalement rompu, la violence des unités de CRS. Incendies, pillages, attaque de péages et de préfectures, les événements de cette journée démentent par l’action la moindre parcelle du discours dominant. Plus rien ne va ; et plus aucun des mensonges officiels n’est cru.
Cela est probablement le plus difficile à admettre pour ceux qui, depuis si longtemps, ont l’habitude d’être obéi, mais il n’y a aujourd’hui plus de « Gilets Jaunes », radicalisés ou non, plus de « Black Bloc » ou d’ « ultras » casseurs de manifestations. Seul reste un conflit de classe de haute intensité. Ces catégories médiatiques, sans prise sur le réel, ne tiennent encore que pour une raison : il faut à tout prix réduire les uns à de simples contribuables mécontents, les autres à des barbares ennemis de la démocratie et du dialogue. Déguiser la séquence historique qui se déroule sous nos yeux en un mouvement de « Gilets Jaunes » ne vise qu’à en réduire l’importance, à institutionnaliser la colère afin de l’organiser selon les termes des décideurs : en une institution pouvant tenir le rôle d’intermédiaire lors des parodies de concertations organisées par le gouvernement. M. Philippe et ses collaborateurs sont très doués pour la mise en scène, ils ne leur manquent que les acteurs. Les quelques « Gilets Jaunes » qui s’y laisseront prendre ne seront finalement que les spectateurs assis au premier rang de décisions déjà prises contre eux.
Que le gouvernement tente d’en lâcher le moins possible et de gagner du temps, il fallait s’y attendre. Seulement, la plupart des « Gilets Jaunes » essayent de donner forme à cette colère diffuse, et oscillent entre réaction et tiédeur réformiste, républicanisme et anti-parlementarisme. Une destitution : mais qui mettre à la place de Macron ? Une dissolution : en conservant les mêmes règles, donc aboutir aux même distorsions entre l’opinion publique — déjà trompée par les conditions même du vote — et la représentation nationale ? Suppression de l’ISF ou de la taxe : pourquoi supprimer ces mesures, et pas d’autres qui sont encore pires ? Une fois de plus, la situation est bien plus révolutionnaire que la conscience.
L’émeute, tel qu’elle a été pratiquée le 1er décembre, va bien au-delà de propositions fades, de négociations sans lendemain et autres tentatives de ravalement de la démocratie, qui ne visent qu’à adoucir le mal sans le supprimer. Elle a servi de détonateur, a constitué une étape nécessaire dans la construction d’un rapport de force. Ce fût une pratique insurrectionnelle sans théorie révolutionnaire, une remise en question par l’action de l’organisation capitaliste de l’existence, un point culminant de la conscience — de classe. Mais ce n’est pas parce qu’elle à servi qu’il faudrait la mythifier, en faire une stratégie valable sur le long terme. Sans organisation sérieuse des prolétaires qui, pour une fois, se sont retrouvés, l’énergie aperçue ce jour-là risque de dépérir.
Il n’y a maintenant pas de « sortie de crise » possible, et il n’y en aura pas tant que ceux qui produisent le monde n’auront pas pris conscience qu’il le font toujours contre eux-mêmes, et que le simple fait que le produit de leur travail échappe toujours à leur contrôle est la racine de toutes leurs misères. Au contraire de ce qu’on a pût entendre sortir de la bouche de Laetitia Dewalle, représentante des « Gilets Jaunes » du Val-d’Oise, ce n’est pas au gouvernement de trouver des solutions à leur place — propos accueilli avec grand bonheur par M. Mélenchon —, mais aux travailleurs eux-mêmes de transformer la société selon leurs besoins, en intervenant directement au niveau de la production.
Ce que nous vivons aujourd’hui est porteur du meilleur et du pire : d’une transformation radicale de la société, ou de sa conservation au travers d’une fausse transition écologique et d’un ordre politique bourgeois, transfiguré en dictature — ubuesque, kafkaïenne, orwellienne tout à la fois — enfin réalisée par la puissance de l’intelligence artificielle. L’escalade dans la violence et dans la répression, déjà mise en œuvre, ne laissent pas de mystère quant aux intentions de ce gouvernement en pleine déliquescence, et prouve, si nous sommes défaits, que le cauchemar ne serait plus très loin.
— 06.12.2018