La classe ouvrière ne vise nullement à remplacer le règne des affairistes et des monopoleurs sur une production déréglée par celui de hauts fonctionnaires sur une production réglée par en haut. Son but est de gérer elle-même la production et d’organiser elle-même le travail, base de l’existence. Alors, mais alors seulement, le capitalisme aura été anéanti. Un objectif pareil ne peut cependant être atteint par une masse ignorante, et les militants convaincus d’un parti qui se présente sous l’aspect d’une direction spécialisée. Il faut pour cela que les ouvriers eux-mêmes, la classe entière, comprennent les conditions, les voies et les moyens de leur combat, que chacun d’eux sache de lui-même ce qu’il a à faire.
— Anton Pannekoek, Lénine Philosophe
- Sur le plan stratégique, la contradiction la plus frappante du mouvement des «gilets jaunes» est qu’il fait à la fois preuve d’une grande intelligence pratique et d’un manque de sens théorique. Les mêmes qui ont réussi l’auto-organisation d’un mouvement massif, articulant une échelle locale et nationale avec des blocages disséminés et des émeutes dans les grandes villes qui font ensemble vaciller le pouvoir, sont aussi ceux dont les revendications rappellent celles du parti «socialiste» d’il y a 40 ans.
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Ce retard théorique montre que l’idéologie et la production idéologique du monde ont partiellement eu raison de la conscience de classe. Cette intelligence pratique montre que les dispositifs informatiques offrent des possibilités d’organisation inédites, et que l’appareillage technique de l’époque n’est plus en phase avec le mode de gouvernement actuel. Il peut en conséquence être utilisé facilement pour le déborder. D’un point de vue plus général, cela indique la dimension socialisante du développement cybernétique : le mouvement se produit, prend conscience de lui-même et assure sa cohésion grâce à l’intensité des échanges sur le réseau.
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Les expropriés de la périphérie reviennent au centre, ceux qui sont en marge de leur existence prennent le problème historique de leur vie en main. Il y a un parallèle frappant entre la situation historique et la situation géographique des «gilets jaunes», qui ne sont notoirement pas de Paris ; et qui de la même façon y font effraction.
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La confusion politique du mouvement est la preuve de son caractère social : les attaques répétées d’une classe contre une autre ont projeté la plus pauvre des deux sur la scène historique, avec une conscience partielle et contradictoire de ses intérêts. Les revendications strictement matérialistes corroborent ce constat. La pratique émeutière qui les dépasse, aussi. La rencontre d’authentiques prolétaires avec des artisans et des petits patrons déclassés – pour ainsi dire prolétarisés, forme le gros des bataillons.
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En faisant reculer même timidement le gouvernement, le mouvement autonome des «gilets jaunes» réussit là où les syndicats corrompus ont échoué, parce qu’ils ne voulaient pas réussir. Les voilà remplacés. C’est pour ça que les syndicats, de tous les récupérateurs, sont les plus absents. Ils n’interviendront que pour briser la grève, si grève il y a. Parce que si grève il y a, elle sera sauvage.
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La grève est l’étape cruciale qui peut hisser le conflit au niveau de mai 68, c’est-à-dire au point d’une remise en question réelle du capitalisme, sur les lieux-mêmes de la production. Sans la grève, le mouvement s’essoufflera. Avec la grève, l’autonomie déjà active du mouvement s’étendrait naturellement partout ; d’où le silence de mort des syndicats. Ils séparent tant qu’ils peuvent le «monde du travail» du mouvement. Ils savent pertinemment que s’ils ajoutent de l’huile sur le feu, leur remplacement sera mené à son terme, jusque sur leur terrain.
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La confusion peut se dissiper si les «gilets jaunes» parviennent à voir que la forme de leur mouvement indique déjà son contenu : l’horizontalité et l’auto-organisation qui en sont la marque ont leur équivalent politique dans la Commune, et leur équivalent économique dans les conseils ouvriers. Une partie d’entre eux appelle déjà à former des assemblées populaires. A l’inverse, rien n’est plus contradictoire avec l’existence même du mouvement que d’agir comme un syndicat de substitution, quémandant auprès de l’État, lui reconnaissant dans le discours une légitimité qu’il conteste dans les faits.
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La radicalité du pouvoir en place, fruit de l’état désastreux du capitalisme actuel, se mesure à ce que pour suspendre même un tant soit peu le cours de son horrible politique de classe, il faut déployer contre lui une violence émeutière inouïe depuis 50 ans. Il faut une montagne de révolte pour accoucher d’une souris. Même vacillant, il ruse encore avec des concessions qui n’en sont pas.
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L’escroquerie, vieille de plus de dix ans, des heures supplémentaires «allégées» est d’un tel cynisme qu’elle mérite d’être commentée. C’est le contraire d’une augmentation de salaire. L’augmentation des salaires implique une durée de travail donnée : le même effort est mieux payé. A l’inverse, il s’agit seulement ici de prolonger le travail. Que cela se traduise par un surplus d’argent à la fin du mois, c’est ce qui distingue le salarié de l’esclave. Mais présenter cela comme une mesure «sociale» revient à dire qu’il faudrait être reconnaissant envers les capitalistes, parce que le travailleur dont ils tirent toute leur richesse est simplement – payé. C’est en réalité une aubaine pour exploiteurs, qui prolongent à moindre frais la journée de travail pour davantage de plus-value.
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Ce premier coup d’arrêt peut pourtant être fatal à un pouvoir qui se voulait parfaitement autocratique, et dont le moindre signe de faiblesse est un démenti rétrospectif et complet de sa force. Si tant est que le magnétisme de la lutte de classes continue d’attirer d’autres franges de la population.
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Si le mouvement s’essouffle, il est probable comme beaucoup l’ont déjà dit que les gens dégoûtés de leur impuissance se tournent vers le substitut aliéné de la puissance, vers son image politique : le fascisme. Cette issue est d’autant plus probable que le débordement technique du pouvoir politique, qui sert l’autonomie des «gilets jaunes», accélère aussi la bureaucratisation de toutes les «démocraties». L’État rattrape son retard. C’est pourquoi la confusion actuelle ne peut plus durer. Il va falloir choisir.
— 13.12.2018