Vivre dans la peur

Nous vivons dans la peur comme des poissons dans l’eau. Pas une heure qui n’ait ses angoisses et ses terreurs, et, ces derniers mois, la crainte de se faire égorger s’ajoute à celle de tomber malade. Tous les cinq ans, c’est encore la peur de la dictature qui mène l’électeur à l’abattoir.

Le pouvoir dit qu’il faut s’habituer à vivre avec le virus comme avec le terrorisme, et que le fascisme est un parti comme un autre. C’est un étrange aveu d’impuissance, surtout de la part de l’État – qui promet pourtant de défendre la population contre la pandémie, l’islamisme et les tentations fascistes de la classe ouvrière.

La confiance du peuple en son défenseur est toujours déçue mais toujours renouvelée. Peu importe les échecs manifestes du pouvoir : le problème, c’est que la population est encore trop libre, et l’État pas assez fort. Alors, comme le mal se cache dans ses rangs, elle se retourne contre elle-même, se soumet dignement et endure de bonne grâce les nouvelles restrictions qui accompagnent chaque défaite de son protecteur. Mais les états d’urgence n’y font rien. L’ennemi revient toujours.

Pourquoi ? Parce que prendre parti pour la république contre l’islamisme, pour le gouvernement contre la pandémie ou pour la démocratie contre le fascisme, c’est prendre parti pour la cause du mal que l’on prétend combattre. C’est la république qui exploite et persécute ses anciens colonisés venus vivre sur son sol, parqués dans des quartiers-prisons ou des prisons tout court, poussant les plus désarmés à une « radicalisation » utile à l’État et à sa police. C’est le gouvernement qui défend l’ordre économique responsable de la pandémie, aussi bien par sa destruction de la nature que par l’environnement toxique qu’il reproduit sans cesse. Et c’est la démocratie qui opère par voie légale, de décret en décret et d’état d’urgence en état d’urgence, la mue fasciste qu’elle est censée empêcher. Nous ne dirons rien de sa police.

Les vrais responsables, ceux qui chaque jour mènent le monde au désastre, veulent nous faire croire que ce sont les étudiants qui propagent le virus, les musulmans qui ont le gène du terrorisme, les Gilets Jaunes qui espèrent le retour du fascisme. C’est à chaque fois le même chantage, la même diversion pour maintenir la société dans sa voie, la même façon de mettre sur le dos des individus les plus pauvres et les plus fragiles les torts de l’ordre social tout entier.

«Cette démocratie si parfaite», écrivait déjà Debord en 1988, «fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats.» Ce qui est vrai pour le terrorisme l’est aussi pour le fascisme et la pandémie. Ce sont autant de résultats de l’ordre régnant que l’on fait passer pour ses ennemis. C’est une guerre fantôme, où le capitalisme fait mine de chasser son ombre. Mais les morts s’accumulent et le monde crève de cette confusion. L’équation est fausse. Il faut l’inverser: en détruisant l’État, on se débarrasse du terrorisme; en abolissant la démocratie bourgeoise, on combat le fascisme; en renversant la société marchande, on prévient les pandémies. Nous devons lâcher l’ombre pour la proie, et ne plus vivre dans la peur.

— 27.11.2020