Il manquait cette touche au tableau de l’apocalypse : une pandémie pour rendre ce monde un peu plus invivable. Le capitalisme accumule les désastres en un temps si court que personne ne devrait plus douter de sa décadence. La nature ne nous prend pas en traître, et ce devrait être assez pour que saute aux yeux de tous la logique de cette machine qui nous emporte vers l’abîme. Mais pour l’instant et pour la plupart, c’est seulement un film-catastrophe qui se joue dans la vie. Parce que, comme à son habitude, la conscience réifiée ne saisit pas l’évènement. Les enchaînements logiques lui sont étrangers. Notre société présente la pandémie comme une agression extérieure, un cataclysme sans fondement, à la manière des invasions extraterrestres, des chutes de météorites et des monstres mutants qui peuplent son imaginaire cathartique. Le virus prend naturellement place parmi cet étrange panthéon.
En héros du jour, l’État déclare la guerre à l’ennemi microscopique. En haut, on se livre à un exercice devenu banal : gouverner par la crise, prendre une posture martiale pour s’assurer l’unité de la nation contre l’agresseur. C’est ici que le complotisme, qui n’est que l’inversion du récit médiatique, s’imagine que le virus a été fabriqué et libéré à dessein par un laboratoire du gouvernement ou un pays concurrent. La vérité est plus simple : le pouvoir d’État défend l’ordre social qui a permis l’apparition et la propagation de la pandémie. Et si l’épidémie a pris ces proportions, c’est simplement parce que la société capitaliste ne contrôle pas sa production, mais est au contraire contrôlée par elle. Et que cela se paie, chaque jour plus gravement, dans tous les domaines.
Avec la domination absolue de la nature par le capital, ce genre de catastrophe est voué à revenir plus vite que les crises financières. Le sol gelé de l’arctique contient quelques virus qui, avec sa fonte, promettent à leur tour de causer quelques dégâts. Et le mode de production y répondra de la même façon. Ce sera à chaque fois l’occasion de faire un pas vers la cybernétique, pour le contrôle social comme pour l’organisation du travail. La partie de la population qui se range du côté de l’État ne fait donc, à terme, que s’assurer du retour de pandémies plus graves encore. Cela revient à préserver et aggraver les conditions qui ont fait naître l’épidémie, au lieu de les renverser. Comme pour le terrorisme, ce qui n’est qu’une fabrication de cette société passe pour son ennemi et doit, si l’on en croit le gouvernement, nous convaincre de la défendre envers et contre tout.
Dans cette perspective, le virus est une entité maligne, invisible, malfaisante, dont le corps propriétaire doit repousser les assauts loin de son terrain. Mais à l’échelle de l’humanité, prise dans le mouvement de l’histoire, la pandémie apparaît comme la défense d’un corps malade, l’arrêt forcé d’une Terre en surchauffe, l’anticorps d’un monde perdu.
La pandémie est l’enfant «naturel» de la domination bourgeoise, qu’elle s’acharne comme à son habitude à ne pas reconnaître. Pourtant, comme presque tout de nos jours, le virus a été fabriqué en Chine. La déforestation, l’intégration d’espèces sauvages dans le cycle marchand, la concentration d’une grande part de pauvres dans le centre industriel de Wuhan – en un mot un prolétariat, qui est aussi peu responsable de ces conditions de vie et de santé que de sa liberté d’être exploité ou non, ont abouti à cet excellent produit. Distribué ensuite par les canaux adéquats, profitant de l’immensité du réseau de l’aviation, il circule désormais aux quatre coins du monde avec le succès que l’on sait.
La marchandise, elle aussi, empoisonne le monde, mais elle le fait en comblant encore d’autres besoins – sociaux, économiques ou physiques. Le virus, son négatif, sème la mort en empruntant les mêmes routes, comme s’il était la pollution capitaliste incarnée, défaite de toute fonction économique. La production mortifère de la vie est devenue production directe de mort, sous la forme d’un organisme infime.
Là où la marchandise, en se répandant, a abattu toutes les frontières, assuré une intarissable plus-value, infligé une cadence toujours plus infernale à la marche de l’humanité, assorti d’un prix toute chose morale ou physique, produit un univers d’illusion et de fausse conscience, et achève au moment où nous parlons de détruire le milieu vivant, le virus, dans une symétrie parfaite, fait fermer les frontières, paralyse l’économie, fait chuter la bourse (qui indique le degré de crédit que cette société s’accorde), réduit la pollution, assainit l’air et l’eau, brûle les prisons et enferme la population chez elle, contraignant la plupart à l’inactivité, leur laissant enfin le loisir de contempler l’absurdité de leurs prétendus choix de vie et le désastreux état du monde.
Mieux encore, le virus montre que l’histoire n’est pas terminée. Soudainement, la vie se recentre. Face à la mort, ce n’est plus une affaire de choses, ni de rapports de choses, c’est une question de personnes. La réalité sociale ressurgit. On distingue les activités utiles des autres. Tout semble à l’arrêt, pourtant tout continue : le confinement montre la petitesse du travail social nécessaire à la vie collective (et il diminuerait encore s’il était mieux réparti), et la vanité de ce qui est habituellement accompli en surplus. Le temps de l’exploitation, que certains passent aujourd’hui dans le désœuvrement, pourrait être entièrement consacré au jeu.
Tant d’oisiveté effraie les charognards du gouvernement. Marx, en son temps, comparait le capital au vampire, se nourrissant de travail vivant pour alimenter son corps mort ; mais on se demande comment nommer les ministres et les députés qui profitent du confinement pour passer des lois qui durcissent les conditions de travail de la population, pour « l’inciter à un effort au nom de la solidarité nationale » – autrement dit à braver la mort pour continuer d’alimenter le capital en sang frais – afin que la classe qui le représente ne souffre pas trop financièrement de la pandémie que son règne a causée.
Confinée comme elle est, la population vit physiquement son état de passivité historique. Son impuissance habituelle devient sa condition quotidienne, son devoir citoyen. Elle doit désormais être en carte pour aller faire ses courses. La masse doit porter la responsabilité du désastre causé par ses maîtres. Tous les malheurs du faux communisme qu’on lui avait promis, les états d’urgence, les pénuries, les explosions industrielles, les fuites radioactives, la surveillance, le confinement et le couvre-feu, elle les vit désormais à cause du capitalisme et de sa pollution. « L’homme que les plaisirs feraient hésiter se verrait bientôt dépouiller des agréments qui causent son hésitation » disait Thucydide. On se demande à quoi s’accrocheront ceux qui ne prendront pas le chemin de la révolution. C’est pourtant le seul remède à l’étrange maladie du monde.
— 23.03.2020