La Grande Simplification

Notre époque est d’une absurdité insupportable. Si elle faisait l’objet d’un roman, on cracherait sur l’auteur qui aurait osé insulter à ce point notre intelligence. Nous pourrions citer ici l’exemple du feu d’artifice de Sydney qui s’est tenu pendant que l’île était en flammes, ou le cas du Père Ubu de la Maison Blanche. Mais le banquier-président qui prétend nous gouverner est une aussi bonne illustration de ce constat général. Cette caricature grotesque, indigne d’un conte de Dickens, trahit par la moindre attitude, le moindre mot, la moindre moue, le secret des régimes démocratiques autrefois enveloppé sous la fausse dignité des hommes d’État. Il porte au front la dictature du capital et de ses possesseurs. C’est l’essence du régime qui se lit sur son visage.

Ce début de XXIe siècle est une ère de Grande Simplification. Tout se voit, tout se comprend. Les diversions sont mortes. Les partis politiques ne détournent plus par leur querelle les passions des électeurs. Les faux adversaires sont ensemble au pouvoir, trahissant l’existence d’une unique classe gouvernante. Le parlement n’entretient plus le mythe d’une représentation nationale depuis qu’il est une caisse enregistreuse pour ordonnances. Les syndicats ne cachent plus leurs fils de marionnettes tandis que le mouvement social fait la preuve éclatante de son impuissance. Seul, le banquier-président reste en scène, voué à concentrer sur lui toute la haine de notre camp.

Sans doute, notre manager-en-chef attribue à son génie cet isolement qu’il prend pour la solitude des grands hommes. Son délire messianique l’empêche de voir qu’il n’est que le joker de la démocratie, sa dernière carte à jouer – celle du faux renouveau politique – à un moment de l’histoire où le compromis républicain n’a plus cours. L’état du capitalisme ne le permet plus. Secoué aussi bien par la catastrophe écologique que par ses contradictions internes, le mode de production ira chercher la stabilité politique qu’il requiert chez des régimes plus durs. Et l’on risque bien de devoir lutter contre un nouveau fascisme, en attendant la cybernétique.

Le roi des managers n’est qu’un point de bascule vers ce nouveau régime. Loin d’apaiser la situation, de la ramener en bon centriste à la modération promise, il est aussi autoritaire et violent que le peut un démocrate. Et il accélère la fin de la démocratie par son règne de la provocation permanente. Le cynisme de son gouvernement est digne des orléanistes : son État met tout à vendre, vole mesquinement aux pauvres de toutes les façons possibles, tandis qu’il ne taxe plus les lingots d’or. Les yachts. Les chevaux de course. «La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions pour l’exploitation de la richesse nationale française dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres, les deux cent quarante mille électeurs et leur clientèle» nous dit Marx. «Louis-Philippe était le directeur de cette société.» On laissera au lecteur le soin d’adapter ce trait de lucidité au banquier-président et à ses acolytes.

De telles mesures précipitent la guerre sociale, au sens littéral et au sens chimique. Elles la hâtent et lui donnent corps. À tel point qu’une victoire du gouvernement contre la grève risque de lui coûter plus cher qu’un retrait. Le regain de combativité de cette part de la population sans capitaux ni pouvoir devient un sujet de lamentation chez les journalistes, qui hurlent à la «radicalisation», sans comprendre que c’est effectivement la racine de la société qui refait surface. Nous sommes à marée basse, les pôles réapparaissent. Les Gilets Jaunes ont été un coup de semonce. Ils redessinent les contours d’un prolétariat que la bourgeoisie pensait avoir enterré avec l’histoire. Même un politologue – la créature au monde la moins douée de ce sens primordial qu’est le flair, a été forcé de reconnaître, statistique à l’appui, qu’il y a en France comme un parfum de lutte des classes.

Notre classe sort enfin du brouillard ; mais elle est loin d’avoir les idées claires. Elle sent qu’elle existe, commence à se reconnaître, sans connaître son but. Sans progrès des consciences, le risque reste grand de se voir balayés au premier choc.

— 27.01.2020