Il est si vrai que l’illusion devenue réalité appartient au réel, qu’une tristesse de carte postale aura fait couler à certains de vraies larmes, simultanément, aux quatre coins du monde.
Un repère historique de plus est parti en fumée, mais ceux qui se pressent aux portes des sanglots n’ont pas une pensée pour la soumission de la vie que suppose un tel édifice, ni même pour son rôle effectif, ou ce qu’était son histoire.
C’est l’angoisse de la perte d’une image connue qui jette les citoyens cybernétiques dans le désarroi. On pleure Notre-Dame comme n’importe quelle vedette passant l’arme à gauche : mais le sens de cette peine creuse, projetée par identification est encore égocentré. Ce qu’on pleure, c’est le surgissement de la mort et de la destruction qui ramène chacun à la dépossession de son destin.
Dans la conscience collective réifiée, l’événement prend bien toujours la figure de la catastrophe, et ceux qui ont entrevu par là tout ce qu’ils refoulaient – l’irréversibilité du temps et le devenir – s’empressent de vouloir replâtrer à l’identique, pour revenir à leur béatitude hypnotique.
Passée l’hystérie collective et l’identification sans recul, chacun y va de sa petite théorie pour expliquer l’imprévu, en omettant toujours l’essentiel : untel y voit le signe de la fin du monde, un autre un complot autochtone ou étranger, d’aucuns la main invisible de l’islam politique.
La vérité est plus simple. Le capitalisme, qui était déjà incapable de produire consciemment l’histoire, est aussi depuis longtemps incapable d’en conserver les vestiges. Dans un monde où rien n’est fait pour être, mais tout pour être vendu, il reste encore des gens pour s’étonner que la sous-traitance fasse son travail.
Personne ne relève à présent que l’édifice était en travaux pour sa « conservation », sauf beaucoup d’entre nous qui regrettent que ce ne soit pas le Sacré-Coeur qui ait fait les frais d’une « réparation » capitaliste.
On se rassure déjà, l’esprit de musée aura tôt fait de rebâtir une version appauvrie de ce qui était déjà inique : une ode à l’aliénation intemporelle dont le ciment était le sang d’êtres, qui étaient, eux, réels et passagers.
Voilà donc où nous mène notre esprit retardataire, dans la reconstruction parodique – pour des fins de correspondance au fantasme touristique – de l’oeuvre d’art totale du Moyen Âge. Que ne sommes nous mieux inspirés, par ce curé de campagne tout droit sorti de Bernanos, qui exhorte dans un appel à conserver la cathédrale en ruines.
Preuve en est, en cette fin de règne, que la fausse monnaie des aliénations est interchangeable ; les derniers fidèles qui se sont rués pour chanter en latin sur les décombres pensaient louer Dieu, et ils ne font que prier le monde de rester le paradis terrestre du spectacle, et que la vie demeure une image empoisonnée.
Au moins l’image de Notre-Dame en flammes ramène certains à la réalité du siècle, énoncée quelques mois auparavant par une fraction radicale du mouvement écologiste, dont on lisait sur la banderole : « Tout brûle déjà. »
Combien de monuments organiques bien plus vitaux pour l’espèce sont déjà partis en fumée ? Combien d’autres s’enflamment encore ?
Mais nous savons qui met le feu au monde, des pôles à la moitié de la production de nourriture mondiale, des forêts primaires jusqu’aux incendies lucratifs de l’immobilier : ceux-là mêmes que l’on désigne aujourd’hui dans les médias comme les philanthropes. « Voler en gros et rendre en petit » disait Lafargue pour les désigner à une époque où ils avaient moins de pouvoir . La nôtre est plus perverse, et pour dire le paradoxe, il faut s’imaginer des vautours ayant déjà fait leur repas, proposer en choeur de recoudre le cadavre, spéculant déjà sur le goût de la chair rétablie.
Les « philanthropes » sont bien les incendiaires, qui ne consument pas que leur vie, mais celles de tous, celle de toutes choses. Héraclite, ample connaisseur de la question, conseillait d’éteindre « la démesure aussi vite qu’un incendie », sans se douter un jour que ceux qui tiennent l’hubris joueraient avec le feu. Mais même en cela les pétroleurs de la bourgeoisie sont médiocres, et la situation est encore ouverte.
L’incendie de la cathédrale, lui, aura eu en tous cas l’utilité politique de n’importe quel attentat : au moment où la division fondamentale de la société reparaît au plus fort depuis ces cinquante ans, et d’une façon mondialement exemplaire, on nous somme de communier autour des ruines encore fumantes et du récit national. On voit déjà la fonction policière de l’événement, interdisant à d’autres mieux inspirés de faire partir en fumée les monuments du pouvoir actuel.
Ce faisant, les forces réactionnaires opposent l’histoire vivante, écrite au présent, qui prend acte de l’irréversible, de la destruction et du devenir, qui a émergé par l’irruption collective des « gilets jaunes », à l’histoire morte et figée de la tradition, qui n’a été partout que la célébration permanente de la soumission, à conserver à tout prix. À nous de calmer de telles ardeurs par de réels feux de joie.
— 19.04.2019