Après l’orage

La France est le pays où les historiques combats de classe sont chaque fois et plus que nulle part ailleurs portés jusqu’au fond.

— Engels

Le mouvement des Gilets Jaunes est pour l’essentiel derrière nous. La tempête est passée : on peut donc voir ce qu’elle a été et observer les marques qu’elle a laissées dans le paysage.

À l’exception du cerveau malade du président Macron, qui croyait y voir la main de la Russie, tout le monde s’accorde à dire que le mouvement des Gilets Jaunes est spontané. Mais ce n’en fait pas pour autant une réaction surprenante ou un mystère. Les existentialistes de l’insurrection nient la base matérielle du mouvement pour se noyer dans les brumes religieuses qu’ils affectionnent tant. Les « appelistes » en font un phénomène inexplicable parce que l’explication contredit leur mystique. C’est la vieille ruse de l’obscurantisme : leur ignorance devient une qualité des faits pour préserver le dogme.

Loin de ce brouillard, nous lisons chez Lukàcs que : « la spontanéité d’un mouvement n’est que l’expression subjective et sur le plan de la psychologie des masses de son caractère déterminé par les lois économiques. » Et que ces mouvements éclatent :« presque sans exception, comme une mesure de défense contre une offensive économique – rarement politique – de la bourgeoisie, contre sa tentative pour trouver une solution « purement économique » à la crise. » Non seulement les Gilets Jaunes expriment cette situation matérielle insoutenable, mais ils le font avec le langage et les pensées qui proviennent spontanément de celle-ci. Si au départ, le mouvement ne se connaît pas lui-même, c’est qu’il est un pur produit du processus historique, son objet et non son sujet.

Tout le monde sent que l’histoire est en marche. L’accomplissement du marché mondial combiné aux développements technologiques font entrer le capitalisme dans une nouvelle phase, servant de transition vers la société cybernétique. La concurrence internationale, la mobilité inouïe du capital et des échanges marchands sur le réseau, les colossaux moyens de contrôle dont son État dispose…, en un mot le passage d’un capitalisme industriel à un capitalisme informatique pulvérise l’ancienne structure sociale héritée de l’après-guerre. Les managers du gouvernement, imbus de leur mission historique de « modernisation », accompagnent aussi rapidement que possible cette transition en mettant tout à vendre, en même temps qu’ils dégradent violemment les conditions de vie et de travail de la population. Les Gilets Jaunes ont pour beaucoup d’entre eux connu les restes de ce que les économistes appellent les « trente glorieuses », son accès à la consommation et son État-providence. Ils sont issus de cette phase précédente du capitalisme et la voient disparaître. À travers eux, c’est cette ancienne phase qui, dans son agonie, s’oppose à la nouvelle. Le mouvement des Gilets Jaunes est une révolte des laissés-pour-compte de la transformation cybernétique du capitalisme.

Car c’est d’abord une réaction, une volonté de retour en arrière qui a mis en mouvement une partie des couches populaires, ouvriers, employés, chômeurs et retraités, et dans une moindre mesure artisans et petits patrons. La nostalgie d’une époque où les contradictions du capitalisme étaient moins aiguisées, où l’opposition des classes se faisait moins sentir, où l’on pouvait « vivre décemment » de son salaire transpire encore dans les discours. De même, c’est la figure poujadiste de l’automobiliste et un uniforme qui lui est associé qui ont servi de point de départ. Si par la suite, le gilet jaune et la contrainte bureaucratique qu’il représente ont été détournés en symbole du soulèvement, cette révolte sent encore le sentimentalisme républicain de citoyens trahis. Il faut se rendre à l’évidence : les Gilets Jaunes n’ont jamais constitué un mouvement révolutionnaire. Ce n’était pas un assaut contre la société, mais la forme extrême d’un mouvement social.

La mort des syndicats et du réformisme leur a donné naissance. La faillite de ces intermédiaires, l’impossibilité d’améliorer, ou même seulement de défendre leurs conditions de vie par toute autre voie a contraint les Gilets Jaunes à prendre la rue. Les voilà obligés de réclamer eux-mêmes ce qu’ils confiaient à des représentants. Ils reprennent la tâche que les syndicats et les partis de gauche ont abandonnée. On retrouve les slogans démocratiques, le calendrier, et les doléances salariales habituelles. D’un côté, ils sont poussés à cette extrémité pour tenter comme leurs prédécesseurs d’arracher des concessions au capital à travers l’État. De l’autre, leur surgissement révèle un profond antagonisme social, porte à la lumière la division fondamentale de la société. Si le mouvement peut tenir 10 longs mois et se déclarer encore « apolitique », ce n’est pas seulement par idéologie. C’est une affirmation juste en ce sens que son ciment n’est pas politique mais social.

Il y a donc une contradiction essentielle entre l’irruption autonome des exploités sur la scène historique et la faiblesse des revendications qu’ils formulent. Entre la radicalité exprimée par l’existence même du mouvement et les fins timides qu’il se donne. Les Gilets Jaunes sont depuis le début comme coupés en deux. En actes, la lutte des classes. En paroles, de meilleurs salaires et un « référendum d’initiative citoyenne ». Le corps avance tandis que la tête recule. Leur conscience retarde, et les ramène à une étape dont ils constituent le dépassement. Les Gilets Jaunes endossent le costume des défunts au lieu de vivre leur vie.

Cette contradiction essentielle du mouvement saute aux yeux si l’on compare ses maigres objectifs au formidable pouvoir d’attraction et de division qu’il a exercé sur le pays. Les Gilets Jaunes ont forcé l’ensemble de la population à choisir un camp. La paix sociale a volé en éclat pour faire place à un embryon de guerre civile. Cette vague est l’aboutissement temporaire d’une séquence ouverte en 2016, date depuis laquelle la France est continuellement agitée par des mouvements sociaux. Les Gilets Jaunes constituent la manifestation la plus radicale de la lutte des classes dans ce pays depuis un demi-siècle.

Contrairement au retard qu’elle manifeste dans les discours, cette expression incontrôlée et horizontale de la lutte, articulant des occupations et des actions locales avec des manifestations nationales, a fait preuve en actes d’une pertinence historique irréprochable. La vie collective esquissée sur les ronds-points, le désir retrouvé de la conversation et de la rencontre, la solidarité et la combativité, la poésie pratique de certaines situations (que l’on songe par exemple à cette évacuation d’un rond-point au cours de laquelle des Gilets Jaunes cornus dansent autour d’un feu face aux policiers) sont autant de courants d’air dans une époque irrespirable.

Sous l’aspect de son autonomie pratique, la lutte des Gilets Jaunes est le rejeton inconscient de mai 1968, ainsi que le produit des aspects socialisants des outils cybernétiques. D’un côté, cette modernité dégoûte les nostalgiques de la bureaucratie façon Badiou qui, après s’être tu pendant de longs mois, n’est sorti de son silence que pour tenter de ramener la contestation dans le giron de sa théorie nauséabonde. Le doyen des maoïstes en vient pitoyablement à imaginer des « écoles rouges » pour faire régresser le mouvement au niveau de son communisme de caserne. De l’autre, elle ramène les autonomes à la réalité, surtout la petite secte qui croyait voir dans le « cortège de tête » le nouveau sujet révolutionnaire. Elle contredit leur vision fantasmée du local et de l’international en déployant le conflit à une échelle nationale.

L’échec des révolutions passées et leur dévoiement bureaucratique, de même que leur oubli conséquent contraignent le mouvement à réapprendre l’histoire en accéléré. Preuve de l’emprise idéologique, l’histoire récente du XXème siècle et ses tentatives révolutionnaires ne sont pour ainsi dire dans aucune tête. C’est 1789 qui sert pour beaucoup de modèle, puisqu’elle est la seule révolution véritablement admise des manuels scolaires. Dans la lignée des révolutions politiques, le « monde du travail » a été, malheureusement, absolument épargné par le soulèvement. Le mouvement fait l’expérience du problème essentiel de la conscience, du degré de conscience de classe dont il fait preuve. La conscience prolétarienne et la classe elle-même doivent passer par cette étape transitoire avant de pouvoir s’affirmer plus nettement. Les Gilets Jaunes sont une étape importante de la mue historique que doit accomplir la révolte des exploités.

La bourgeoisie ne s’y est d’ailleurs pas trompée. Lors des émeutes de décembre, les capitalistes ont tremblé et sommé le Président de faire des concessions. Après de faux compromis qui n’ont pas duré une semaine, l’État a répondu à la menace que constituait l’existence du mouvement plutôt qu’à ses revendications. D’où la barbarie de sa police, qui dépasse déjà le seuil de violence tolérable en démocratie. D’où la stupeur de certains Gilets Jaunes, effrayés par l’écart entre leurs exigences de citoyens déçus et la réaction du pouvoir. En s’affirmant collectivement, ils sont devenus l’« ennemi intérieur » – sort réservé en des temps moins troublés aux habitants des banlieues pauvres, mais désormais étendu et appelé à s’étendre à des couches toujours plus larges de la population.

Cette violence d’État a beaucoup fait pour briser les illusions démocratiques des Gilets Jaunes. Les prétendus droits du citoyen se sont avérés être, encore une fois, des mots dont on berce les esclaves pour les dissuader d’en faire usage. Pris dans l’apathie de la fin du 20ème siècle, les futurs Gilets Jaunes devaient se croire les citoyens d’une république. Constitués en mouvement au début du 21ème, ils n’étaient plus que de la vermine. Pour reprendre les propos d’un cybernéticien en délire, les futurs « Dieux » de l’économie sont sans pitié pour les « inutiles », lorsque ces malheureux se mettent en tête d’entraver la marche du « progrès ». La pente historique est prise : comme le montre la mort de Steve Maia Caniço, la violence de l’État ne fait que croître, elle ne diminuera plus. La fascisation des institutions suivra son cours à chaque nouvelle élection. De l’autre coté de la barricade, les formes de contestation connaîtront un regain de combativité, grâce au précédent que constituent les Gilets Jaunes.

Malgré tout, après 10 mois d’un effort exemplaire, la conscience croît tandis qu’en pratique la dynamique s’épuise. Ces derniers temps, les Gilets Jaunes se greffent, de manifestations en manifestations, sur les combats parcellaires qui ont cours, pour les hôpitaux, le logement, l’éducation, les victimes de la police, le climat, etc. Ils abandonnent leur position de pointe, ne représentent plus le dépassement de ces luttes. Au lieu d’être le moyen de soumettre ces combats isolés à la question révolutionnaire, et faute d’avoir pu clairement poser cette question, le mouvement se désagrège et se raccroche à des fragments du problème qu’il incarnait dans sa totalité. Il semble donc s’apprêter à disparaître.

Les Gilets Jaunes ont été, sans le savoir, les représentants d’une situation révolutionnaire. Faute d’avoir compris leur place vis-à-vis de l’ensemble de l’édifice social, et donc le rôle qu’ils pouvaient y jouer, les Gilets Jaunes n’ont pas tenté de renverser la société. Cela aurait été d’ailleurs trop demander. Ils ont déjà essaimé sur l’ensemble du territoire de nombreux foyers de révolte. Ils ont atteint la limite du mouvement social. Ils ont été des fossoyeurs autant que des éclaireurs. Dans le concert contradictoire de leur existence, le glas du capitalisme du siècle dernier se mêle au tocsin de la révolution. À défaut d’apporter avec eux un nouveau monde, ils ont épuisé les formes de luttes admises par l’ancien, brisé tout reste d’apparences démocratiques, clos un demi-siècle d’inertie. Tout espoir d’un changement de détail est enterré avec eux. Leur défaite aiguise à son tour la lutte, révèle l’irréconciliabilité des classes et contient la promesse de combats plus âpres encore. On dit souvent que les plus beaux ciels viennent après l’orage.

— 07.10.2019