Toujours contre le travail

Les salariés, à qui on avait déjà promis une vie d’asservissement heureux en leur faisant craindre la misère, se sont réveillés l’an dernier pour découvrir que c’est finalement la misère asservie qu’on leur impose : toujours plus d’efforts, une rétribution toujours moindre et une dignité introuvable.

La « loi travail » de l’an passé a démontré qu’un conflit social de haute intensité, qui déjà ne menaçait plus l’ordre social, n’est même plus apte à faire échouer une loi, si scélérate soit-elle. Pour le comprendre, peut-être faut-il rappeler que le « mouvement social » dans sa forme, ses rituels, ses incantations, est finalement lui aussi un produit du travail, une variable stratégique sur laquelle patrons et gouvernants spéculent allègrement, en accord avec les centrales syndicales qui leur sont vendues.

Pour parler la belle langue de notre siècle, on se demande combien de continents de plastique, de pics de pollution et de scandales alimentaires il faudra pour établir la nocivité du salariat et la nécessité vitale d’en finir avec le travail aliéné. Bien plus qu’au XIXe siècle, le monde se meurt d’un travail dont l’inutilité matérielle se mesure à un fait : la moitié de la nourriture produite dans le monde finit aux ordures. Censé assurer la survie du travailleur, le travail se contentera de l’anéantissement de l’espèce. Cette « civilisation du travail » est devenue civilisation de la destruction.

Mais même pour le salarié considéré individuellement, et la tendance régressive actuelle en est la conséquence directe autant que la preuve éclatante, c’est un mauvais pari. On connaît depuis 1844 les termes exacts de cette aliénation : plus le travailleur travaille, plus il est dépossédé de sa production ; plus il met ses conditions de subsistance aux mains du capital dont il étend l’empire par son labeur acharné ; plus celui-ci, donc, s’accapare les moyens techniques et naturels ; plus il est en position de force pour renégocier impitoyablement la survie du travailleur ; plus le travailleur va devoir travailler, et ainsi de suite.

On l’a dit, la planète n’est pas mieux lotie ; et à ce propos on pouvait déjà lire il y a cent-cinquante ans dans un best-seller bien informé que « chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. […] La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. » Les récentes catastrophes, ouragans, inondations et autres, montrent bien que la terre, elle, a commencé à rendre les coups. Malheureusement, la fable du salariat est trop enfouie sous la peau des employés, et la masse que nous sommes a encore des scrupules que les dirigeants ont abandonnés depuis longtemps. Comment expliquer sinon qu’il faille que des travailleurs voient leur quotidien automatisé, concentrationnaire, retransmis à la télévision pour finalement saisir le réel de leur condition et enfin entamer une grève ?

Nous disions l’an passé que le salariat allait s’étendre à toute la vie quotidienne, on voit aujourd’hui ce qu’une telle affirmation peut impliquer : une intensification délirante des conditions de travail menacé par l’automation, la profitabilité permanente de toutes les activités humaines par le biais des données, du réseau, de l’interface, la surveillance généralisée de tous, le durcissement du traitement des marginaux et des récalcitrants. Le monde entier soumis au bon vouloir de quelques centaines d’hommes détenteurs des mastodontes commerciaux, qui contemplent la masse sur laquelle ils ont de fait, droit de vie ou de mort. Certains ont encore l’audace d’y trouver un plaisir masochiste, mais laissons les start-upers à leurs rêves d’enfants esclaves.

C’est le fond de la relation salariale, c’est-à-dire la relation entre l’arbitraire du propriétaire et la servilité de celui qui se vend, qui s’étend chaque jour. Une telle population d’employés universels — qui dort, mange, aime, toujours même sans le savoir pour un patron — n’a d’ailleurs plus de dirigeants, elle n’a, de leurs propres aveux, que des managers : c’est-à-dire en fait des intermédiaires entre elle et ceux qui la possèdent.

Aujourd’hui la clique des managers se croit révolutionnaire, et en un sens elle l’est. Elle piétine toutes les apparences démocratiques et détruit toutes les précautions légales, manifeste clairement, et sur tous les fronts, pour qui elle travaille. Comme le font les managers, elle bureaucratise tout. Le parlement devient une caisse enregistreuse, ce qui restait de droit devient le code informatique de la répression, l’État, une start-up bon marché.

Face à un pouvoir si caricatural, si mal élu, si outrancièrement de classe, la réponse se fait attendre et pour cause. Tant que nous n’aurons pas abandonné l’illusion de pouvoir survivre dans cette société, nous ne pourrons en bâtir une où la vie aurait toute la place qu’elle mérite. C’est-à-dire abattre la civilisation du travail pour une civilisation du jeu, au triple sens du libre développement de liens harmonieux avec la nature, des existences individuelles et collectives, de la production de la culture et du sens de la vie.

— 10.10.2017