Bien des gens sont capables de reconnaître que les récents crimes commis par la police, qu’il s’agisse du viol de Théo Luhaka ou de l’assassinat d’Adama Traoré, ne sont pas de regrettables « bavures »; mais peu seront prêts à dire que ces atrocités ne sont que les traces visibles d’une guerre que tout gouvernement mène contre ceux qu’il gouverne. Guerre qui n’a pour but que de préserver le privilège fondamental du gouvernement, qui consiste à aménager la vie d’autrui contre sa volonté. L’État, qui s’est bâti sur la confiscation violente du pouvoir, est sans cesse contraint de rejouer cette confiscation pour se maintenir hors d’atteinte de ceux qui subissent sa domination.
Les complotistes, qui ont toujours (même sans le savoir) un État à défendre, ne comprennent pas qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un dirigeant « se retourne contre son peuple ». En réalité, si l’intensité du conflit augmente ou diminue, la guerre de la classe dirigeante pour la paix sociale est permanente. L’élection permet uniquement de choisir qui mènera cette guerre; elle n’est pas un rempart contre la dépossession politique mais le moyen de cette dépossession, déguisé en participation. N’importe quel représentant politique sait qu’il a d’abord pour mission de maintenir l’ordre, « républicain » ou non; c’est-à-dire maintenir la division entre ceux qui travaillent et ceux qui font travailler les autres à leur profit.
Vis-à-vis de cette division capitaliste de la société, l’essentiel des habitants des banlieues pauvres représente un stock superflu de main d’œuvre, que les propriétaires dédaignent désormais exploiter. Leurs grands-parents étaient voulus, nécessaires pour les travaux pénibles et combler le manque de bras durant la « reconstruction » du pays, mais leur descendants n’ont pas cette chance. Les mêmes qui ont incité les parents à venir rejettent les enfants qui résultent de cette incitation. Les capitalistes les laissent pourrir à la fin du marché, sans trouver preneurs. Une fois la demande extraordinaire compensée, voilà les enfants d’immigrés au plus bas dans la hiérarchie des travailleurs-marchandises. On leur préfère d’autres salariés. C’est cette exclusion économique, qui provient de la nécessité pour la marchandise de hiérarchiser aussi bien les produits que les groupes humains traités comme des produits, qui est à la base du racisme dont ces habitants sont l’objet. Ce racisme et ce rejet économique assurent à cette partie de la population une existence en marge d’une société dont elle est pourtant le fruit.
C’est pourquoi les banlieues pauvres sont perçues par le pouvoir comme le lieu de la menace révolutionnaire. Notre société y concentre donc ses efforts de guerre. Elle envoie sa police dans des lieux où elle a mené son projet concentrationnaire à l’extrême, où prolifère une mafia pacificatrice, et où la rationalisation de l’habitat, l’abstraction du territoire avec ses espaces spécialisés et arbitrairement découpés, ont poussé le plus loin l’inhumanité des conditions de vie. C’est encore là que le nouvel esclavage cybernétique recrute, avec ses emplois de chauffeurs ou de coursiers, formant une catégorie de prolétaires à la merci des algorithmes, télé-guidés par un programme informatique. Preuve de l’intérêt de la dialectique, ceux que la société considère comme « l’ennemi intérieur » proviennent du lieu-même où l’économie a suivi le plus scrupuleusement son projet.
C’est parce que cette économie capitaliste tremble sur ses bases que le pouvoir étatique se durcit et que le fascisme redevient à la mode. Nous vivons la fin d’un type de capitalisme et l’aube d’une société cybernétique ; l’État se charge d’assurer politiquement la transition. Dans ces conditions, il est on ne peut plus vain d’en appeler à l’État pour se défendre de lui: la persécution juridique que subit la famille Traoré, dont les frères sont autant de prisonniers politiques, le montre assez.
Au contraire, l’émeute est une réponse sérieuse, qui prend acte de la situation. Personne ne peut reprocher à des jeunes de casser une gare, un immeuble ou une ville dont la construction était en soi un saccage. Mais ce n’est pas tout de tenir tête à la police. Il faut encore voir là où elle se cache le mieux. Derrière le rappeur, comme derrière n’importe quelle promesse d’une vie heureuse au sein de cette société, se cache un flic. Tout est fait pour maintenir le désir dans les bornes de la marchandise ; c’est pourtant au-delà de celle-ci que la vraie vie commence.
— 19.03.2017