Près de 170 ans après avoir célébré comme une conquête ouvrière le droit au travail, c’est-à-dire la permission d’être exploité, voilà que maintenant d’autres battent le pavé pour défendre leur emploi. Les lois qui s’ajoutent au fur et à mesure des années ne font que bâtir sur ce fait économique premier, dont personne en réalité ne s’accomode : il n’y a rien de plus universellement dégradant que d’être employé.
Le terme est sans équivoque. Non seulement il implique de servir un autre, autre chose, mais il signifie encore avec toute la clarté nécessaire le retournement de l’activité contre son porteur, la force de travail qui échappe à l’individu pour devenir une chose à part, comme douée de sa vie propre, vouée à la vente et donc à toutes les fluctuations du marché, à tous les caprices de l’employeur, à tous les compartiments de la division du travail, traînant derrière elle comme un poids mort la personne vivante et ses désirs abandonnés. Une telle dissociation ne s’obtient encore que par la contrainte, le chantage à la survie, la menace de la faim.
Être employé, c’est donc avant tout se produire comme marchandise. À ce titre, qu’est-ce qui différencie le salariat des réseaux sociaux, des applications ou des sites de « rencontres » en ligne ? Uniquement le type de récompense attendue. Même avec les romances connectées, le rapport hiérarchique n’a pas disparu, il est devenu réciproque : chacun fait de l’autre son employeur, chacun se vend comme employé. Toute activité sur le réseau demeure un travail qui produit des données exploitables et lucratives, servant l’accumulation d’un capital et la surveillance bureaucratique.
Contrairement à ce que croient les syndicats et les partis de gauche, qui négocient les conditions de l’exploitation pour mieux la conserver, ce n’est pas une nouvelle forme de salariat, un travail plus précaire qui est en train de naître avec les nouvelles technologies. Le salariat disparaît comme activité spécialisée, comme temps de production séparé de la consommation, tout en se réalisant : le travail capitaliste étend à toute la vie quotidienne les rapports qui le constituent. En un mot, nous assistons grâce au réseau à la naissance du salariat permanent et de son corollaire, l’employé universel.
Le chatoiement des interfaces donne au salarié connecté l’illusion que son travail est une sorte de jeu. Branché sur l’interface en permanence, obéissant docilement aux algorithmes, il s’investit virtuellement partout et nulle part, aussi prompt à se rétracter que l’information, allant et venant selon un circuit optimisé qu’il n’a jamais choisi. C’est parce qu’il n’agit plus sur rien qu’il se croit libre de tout. L’emploi devient ainsi visiblement ce qu’il a toujours été, le contraire d’une pratique.
L’employé nouveau est également le spectateur total, celui dont même la participation est contemplative. L’interactivité n’est pas l’activité. Il faut avoir banni de notre monde toute possibilité d’action pour rendre désirable une « réalité virtuelle », lieu illusoire où tous ces possibles exilés reparaissent en images, débarrassés de leur portée réelle, transformatrice, révolutionnaire.
La réalité sera toujours plus riche pour ceux qui agissent, pour ceux qui font encore l’expérience de leur perméabilité au monde et de la perméabilité du monde à leurs faits et gestes. Avec la dégradation du vivant en cours, personne ne peut nier que la réalité biologique du monde est sensible à l’activité humaine, mais chacun se persuade que la réalité sociale du capitalisme est hors d’atteinte. L’idéologie a fait son travail : le système paraît plus naturel que la nature elle-même, comme s’il était plus facile de nuire à l’atmosphère qu’à la classe dominante, d’anéantir une espèce animale que d’abolir le salariat, d’en finir avec la vie sur terre plutôt qu’avec l’organisation actuelle de la société des hommes.
Ce n’est qu’en éprouvant la portée réelle de nos actes et nos capacités de transformation que réapparaîtront les possibles infinis de la réalité. C’est la vie comme jeu et comme jeu historique, nécessairement collectif, qu’il faut défendre ; celui d’un passage conscient des années qui nous restent, où tout peut être fait.