Imaginaire & Stratégie

Tout mode de production induit un rapport au monde. Le capitalisme façonne matériellement tous les aspects de nos vies, de l’habitat à la nourriture, et jusqu’à l’air que l’on respire. Par là, il produit aussi une certaine sensibilité, une certaine manière capitaliste de voir, de sentir et de comprendre. La production capitaliste qui ravage l’intégralité du monde humain pour maintenir la marge des coûts et des profits est souvent critiquée, alors que le rapport capitaliste au monde reste trop souvent admis, faute d’examen.

La situation actuelle est plus révolutionnaire que la conscience collective. Ce décalage n’est pas que le fait du travail et de la police mais bien d’un certain usage de la vie, qui en clot toutes perspectives : l’imaginaire capitaliste, relais d’une production de la réalité et image admise de l’existence désirable, constitue un moyen simultané de défense et d’extension du système.

Cet imaginaire est constitué de sept caractéristiques dominantes :

  • La quantication généralisée, qui implique que toute chose se compte, et est définie par là, du temps de travail à la performance sexuelle.
  • L’équivalence universelle, qui exclut toute qualité spécifique pour ne laisser que des fragments égaux à accumuler.
  • La maximisation, qui est l’exigence d’une optimisation permanente des comportements, au vu des moyens investis et de la quantité obtenue.
  • La concurrence, qui définit l’intérêt comme seul désir, et la liberté individuelle comme l’inverse de la liberté collective.
  • La communication simulée, qui offre comme seul commun la participation illusoire et la consommation d’images.
  • Le fétichisme technologique, au sein duquel la technique, parce qu’elle est plus quantitative que le vivant et qu’elle maximise mieux que l’homme, devient la seule vérité objective, et la seule transformation admise du monde.
  • La fin de l’histoire, postulat selon lequel l’état capitaliste du monde est un aboutissement indépassable.

Face à cela, Nuit Debout fait preuve d’une combativité qu’il faut saluer. La libération de la parole, la solidarité naissante et l’introduction de la gratuité en sont la preuve. Et l’existence même d’un rassemblement autoorganisé remet en jeu des possibles historiques. Il reste que l’imaginaire capitaliste constitue une subjectivité qui se retrouve à tous les échelons du corps social, y compris dans ce mouvement de contestation.

Nous retrouvons dans le fonctionnement de Nuit Debout :

  • La quantification : les prises de paroles en assemblée valent d’abord comme temps de parole, les deux minutes imparties importent plus que la qualité de ce qui est dit.
  • L’équivalence : le refus de valoriser une perspective plutôt qu’une autre donne lieu à une agrégation de spécialités militantes, considérées à tort comme non contradictoires et finalement inoffensives, plutôt que de permettre une compréhension d’ensemble.
  • La maximisation : l’assemblée générale est autant un marché aux opinions qu’une usine à parole, dont le fonctionnement est avant tout accumulatif.
  • Le fétichisme technologique : alors que le mouvement s’est mis à stagner, au lieu de chercher les causes dans l’écartèlement des positions de départ, on s’est empressé de changer le seul processus de vote, considéré techniquement imparfait.
  • La fin de l’histoire : la majorité des participants n’imagine pas autre chose qu’une réforme des aspects négatifs du capitalisme, c’est-à-dire un maintien de ses bases, manœuvre dont le but ultime serait de généraliser les moyens de vivre la vie voulue par ce régime.

Les victoires relatives de Nuit Debout, se soldent pour le moment par un échec : celui de la délibération démocratique privée des moyens de la production démocratique du monde. Elle devient un simple mode d’organisation de la prise de parole, sans danger pour le pouvoir. Mais ces survivances de l’imaginaire de l’économie de marché l’ont même empêché d’affirmer la nécessité d’une transformation dans une perspective globale.

Il nous semble urgent d’opposer collectivement une autre possibilité et un autre imaginaire qui fasse valoir :

  • Le qualitatif, caractère inquantifiable d’une dynamique vivante et collective, quelle qu’en soit l’échelle.
  • La non-équivalence, le fait de valoriser une option en fonction de sa pertinence, de sa prise sur le réel.
  • La solidarité des individus entre eux et avec le monde vivant, la réciprocité de la liberté individuelle et collective.
  • La conflictualité, évidence stratégique qui indique que la rupture est déjà là, le conflit ouvert et la lutte en cours.
  • La ré-ouverture de l’histoire, sortie de l’actuel présent pétrifié par une refondation collective sur ces bases, aidée des meilleurs exemples historiques, contre la seule actualisation marchande.

Cette position révolutionnaire est la seule à même de rompre avec les aménagements légaux qui cherchent à prolonger la société présente en la décorant d’une nouvelle constitution.